Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
Dans le sonnet "Vénus Anadyomène" publié dans les "Cahiers de Douai" en 1870, Arthur Rimbaud revisite un thème célèbre, celui de Vénus, la déesse de l'amour, qui a inspiré de nombreux poètes ( de Louise Labé à Baudelaire en passant par Ronsard ) mais aussi des peintres ( Botticelli à la Renaissance et Alexandre Cabanel, 8ans avant l'écriture du poème ). Dans ce poème, considéré comme l'un des plus provocateurs de la littérature française, l'auteur se livre à une parodie qui ouvre la voie à une poésie nouvelle. En effet, ce sonnet irrégulier dans la disposition de ses rimes témoigne de sa volonté de rompre avec une tradition poétique et de bousculer ses représentations, notamment en suscitant la surprise par le traitement qu'il fait du mythe. Le texte emprunte au blason, genre littéraire qui désigne la description élogieuse des parties de corps de la femme, pour mieux le détourner en mettant l'accent sur la laideur du modèle décrit.
- Comment Rimbaud remet en cause le concept de la beauté en parodiant le mythe de Vénus ?
Idée générale : Dans ce quatrain, la description passe de la tête au cou et poursuit sa descente pour détailler la laideur
Vers 5:
- Les adj : "gras" et "gris" + allitération en gr
- La lourdeur et la grosseur de son col
- Marque la disproportion de ses omoplates
Vers 6:
- Rejet de la subordonnée "Qui saillent" + grp nominal "dos court"
- Contraste avec la largeur de ses omoplates == un corps peu harmonieux
- Verbes + antithèse : "rentre" et "ressort" + rime avec "essor"
- La gestuelle de la femme n'a rien délégant
Vers 7:
- Grp nominal : "la rondeur des reins"
- Renvoie à un embonpoint peu gracieux
Vers 8:
- Grp nominal : "la graisse sous la peau" + Métaphore "feuilles plates"
- Souligne l'opulence de la femme et évoque sa cellulite
Vers 9:
- Animalité de la femme la présentant comme une créature mi-bête, mi-femme
- Les termes :"rouge", "sent", "gout"
- Référence aux différents sens : la vue, l'odorat, le gout ==== synesthésie crée
Vers 10:
- l'oxymore : "horrible étrangement
- Le poète cherche par une poésie nouvelle à sublimer le laid pour faire de tout sujet, même le plus prosaïque, un thème poétique
Vers 11:
- Tournure impersonnelle : "qu'il faut voir"
- Invite le lecteur à se rapprocher de "ces singularités
Idée générale: Dans ce tercet, Rimbaud parodie le genre des blasons traditionnels en prenant pour sujet anatomique une partie intime. La transition s'effectue entre le haut du corps et le bas de son dos par l'inscription polysémique " Clara Vénus "
Vers 12:
- Ces deux mots renvoient au tatouage de la prostituée et à son identité
- Mais aussi au caractère célèbre et lumineux de la déesse "illustre" ou "claire" Vénus
Vers 13:
- Animalisation de la femme en utilisant un terme représentant une partie de corps de l'animal
- Elle exhibe son corps
L'exhibition de cette Vénus rompt totalement avec la posture chaste de la Vénus de Botticelli protégeant son sexe avec sa chevelure, une main sur sa poitrine, tandis qu'une de ses compagnes lui apporte un vêtement destiné à masquer sa nudité
Vers 14:
- La rime : "Vénus/Anus" + le terme "ulcère"
- Souligne un érotisme scandaleux en exhibant la partie du corps la plus triviale dégradée par la maladie
- La désignation crue de cette partie du corps accroit le dégout de lecteur
- L'oxymore : "belle hideusement"
- Résume l'esthétique poétique de Rimbaud : mêler le laid avec le beau qui rompt avec l'idéal des parnassiens
Pour conclure, le poète se livre dans ce sonnet à une violente caricature du mythe initial où il dresse le portrait d'une prostituée. Ce sonnet parodique est la manifestation de son émancipation de la poésie classique en parodiant l'un des plus grands mythes. Mais plus que la prostituée, c'est le texte lui-même qui suscite l'étrangeté par sa beauté. Rimbaud s'inscrit dans la continuité notamment de Charles Baudelaire qui fit du poème "Une charogne", dans Les Fleurs du Mal, la parfaite illustration de sa volonté de renouveler la poésie, en sublimant l'horreur.