Cette étude approfondie présente un cas exemplaire d'observation participante en sociologie du travail, réalisée par Donald Roy entre novembre 1944 et août 1945 dans une usine métallurgique près de Chicago.
Les données collectées pendant cette immersion de 11 mois révèlent des dynamiques complexes de limitation volontaire de production par les ouvriers, connues sous le nom de "freinage".
Donald Roy, alors doctorat à l'université de Chicago sous la direction d'Everett Hughes, a adopté une approche novatrice d'observation participante pour étudier le monde ouvrier de l'intérieur.
Cette méthodologie consistait à travailler comme opérateur sur perceuse radiale tout en documentant minutieusement les pratiques quotidiennes de l'atelier.
Sur les 1850,5 heures passées en usine, Roy a recueilli des données quantitatives (nombre de pièces produites, gains horaires) et qualitatives ( conversations, comportements).
Cette immersion complète lui a permis de découvrir des dynamiques sociales invisibles aux approches managériales traditionnelle.
La force de cette méthodologie réside dans plusieurs caractéristiques distinctives.
Premièrement, Roy a participé pleinement aux activités sur un pied d'égalité avec les autres travailleurs, contrairement aux observations externes.
Deuxièmement, il s'est pris lui-même comme objet d'étude , analysant ses propres réactions aux conditions de travail.
Enfin, il a privilégié les conversations naturelles plutôt que les entretiens formels, capturant ainsi des dynamiques authentiques dans leur contexte.
Distribution des heures de travail
L'analyse de la répartition du temps de travail révèle trois catégories principales:
- 27,7% du temps sous salaire horaire
- 35,9% du temps sous salaire aux pièces avec gain supérieur au minimum
- 36,5% du temps sous salaire aux pièces avec gain inférieur au minimum
Cette distribution tripartite constitue la base empirique sur laquelle Roy développe son analyse des comportements ouvriers face aux différents systèmes de rémunération.
Le système de rémunération était centré autour d'un seuil critique de 85 cents de l'heure, équivalent au salaire minimum.
Ce montant servait de référence pour évaluer la performance sous le régime du salaire aux pièces.
L'étude révèle une distribution bimodale frappante des niveaux de productivité, avec deux concentrations distinctes: une autour de 35-54 cents (bien en-dessous du minimum) et une autre autour de 115-124 cents (nettement au-dessus)
Évolution temporelle des performances
Une analyse diachronique montre une transformation remarquable des comportements productifs entre les deux périodes d'observation:
- période 1 (novembre-février): 71,8% du temps sous le seuil minimum
- période 2 (mars-août): seulement 34,4% sous ce seuil, avec une forte concentration (65,6%) au-dessus.
Cette évolution témoigne d'un apprentissage collectif et d'adaptations stratégiques des ouvriers au système de rémunération, transformant progressivement des "boulots pourris" en "boulots juteux"
L'observation de Roy a permis d'identifier deux formes distinctes de limitation volontaire de la production, chacune correspondant à un contexte spécifique:
Le freinage face aux "boulots pourris":
Face aux tâches dont les quotas semblaient inatteignables, les ouvriers adoptaient une stratégie de "tirage au flanc" (ralentissement délibérés).
Cette forme de freinage représentait une réponse rationnelle à des normes perçues comme injustes, les ouvriers concentrant leur efforts sur des activités periphériques ou des pauses déguisées plutôt que sur une production vouée à l'échec.
Le respect des quotas informels pour les "boulots juteux"
À l'inverse, lorsque les quotas semblaient atteignables, les ouvriers limitaient volontairement leur production, à un plafond informel (généralement autour de 125 cents/heure).
Cette limitation visait à protéger les tarifs avantageux contre d'éventuelles révisions à la baisse par le bureau des méthodes, illustrant une forme sophistiquée de résistance collective.
Le processus de "négociation silencieuse"
Roy documente un processus fascinant de transformation progressive des "boulots pourris" en "boulots juteux" à travers des négociations implicites avec les contremaîtres.
Ce processus en sept étapes incluait:
- identification initiale comme "boulot pourri" (100%)
- démonstration d'efforts par l'ouvrier (80%)
- augmentation progressive d'un rythme (65%)
- tolérance du contremaître face au gain de temps (50%)
- négociation tacite des marges de tolérance (40%)
- coopération avec d'autres catégories de travailleurs (30%)
- transformation finale en "boulot juteux" (25%)
Cette séquence démontre la complexité des interactions sociales sous-jacentes à l'ajustement des normes productives.
L'étude révèle une typologie relationnelle entre contremaîtres et ouvriers fortement conditionnée par le mode de rémunération:
- relation positive: avec les ouvriers aux pièces dépassent les normes,, caractérisées par une tolérance aux gains de temps
- relation négative: avec les ouvriers aux pièces sous-performants, marquée par des menaces de transfert
- relation indifférente : avec les ouvriers au salaire journalier ou à la retouche
Cette typologie est directement liée à un équilibre de pouvoir variable: forte autonomie ouvrière lorsque la production dépasse les normes, domination du contremaître lorsqu'elle est insuffisante, et équilibre relatif dans les autres modes de rémunération.
L'un des apports majeurs de Roy est d'avoir identifié l'importance des facteurs non-économiques dans la régulation des comportements productifs:
- susciter l'approbration du groupe (10/10): la recherche de reconnaissance par les pairs
- exprimer son opposition au management (9/10): la résistance comme affirmation identitaire
- jouer un jeu face à la monotonie (8/10): transformer le travail répétitif en défi
- profiter du temps libre pendant les heures de travail (7/10): gagner une marge d'autonomie
Ces motivations expliquent pourquoi les ouvriers limitent parfois leur production même lorsqu'ils pourraient gagner davantage, mettant en lumière les dimensions sociales et psychologiques du travail industriel.
L'étude met en évidence le contraste entre l'organigramme officiel et les réseaux de coopération réels qui assurent le fonctionnement quotidien de l'atelier.
Roy décrit un système complexe d'entraide mutuelle entre différentes catégories de travailleurs (opérateurs, régleurs, approvisionneurs, contrôleurs qualité).
Ce réseau informel permettait notamment:
- la livraison anticipée de matières premières
- la conservation d'outils pour éviter les délais d'approvisionnement
- la négociation des marges de tolérance avec les contrôleurs
- l'interversion discrète de pièces défectueuses
Cette organisation parallèle constituait paradoxalement le véritable moteur de l'efficacité productive, malgré son opposition aux règles formelles.
L'étude de Donald Roy a profondément renouvelé la compréhension sociologique du travail industriel en révélant la rationalité sous-jacente aux pratiques de freinage.
Loin d'être une simple résistance au travail, ces comportements apparaissent comme des réponses stratégiques à un système complexe d'incitations et de contraintes.
La méthodologie d'observation participante développé par Roy reste un modèle d'immersion ethnographique en milieu industriel.
Sa capacité à documenter minutieusement tant les aspects quantitatifs que qualitatifs du travail ouvrier a ouvert la voie à une tradition d'études sociologiques situées "de l'intérieur".
La persistance de ses conclusions comme références incontournables de la sociologie du travail, plus de 60 ans après leur publication, témoigne de leur pertinence durable pour comprendre les dynamiques sociales en milieu industriel.
Cette étude démontre que l'efficacité productive repose moins sur les systèmes formels d'organisation que sur les ajustements informels et les négociations implicites entre les acteurs du monde du travail.