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Schûtz - Les réalités multiples et leur constitution

Introduction générale

Alfred Schütz, figure majeure de la sociologie phénoménologique, développe dans « Les réalités multiples et leur constitution » une analyse fine de la manière dont les individus vivent, perçoivent et organisent la réalité. Son œuvre s’inscrit dans la lignée de Husserl, tout en s’en démarquant par une attention particulière portée à la vie quotidienne et à l’intersubjectivité. L’objectif de Schütz est de comprendre comment se constituent différentes « provinces de signification » (ou réalités multiples) et comment l’individu navigue entre elles.

Concepts centraux et leur détail

1.provinces limitées de signification (réalités multiples)

Définition et justification du concept

Schütz préfère le terme de « provinces limitées de signification » à celui de « sous-univers de réalité » utilisé par William James. Pour Schütz, c’est la signification de nos expériences, et non la structure ontologique des objets, qui constitue la réalité. Une province limitée de signification est donc un ensemble d’expériences qui partagent un style cognitif propre, c’est-à-dire une manière particulière de percevoir, ressentir, agir et donner sens au monde.

Chaque province est « close sur elle-même » : les expériences qui s’y déroulent sont compatibles entre elles, mais incompatibles avec celles des autres provinces. Par exemple, les règles de cohérence du rêve ne sont pas celles de la vie quotidienne.


Accent de réalité

À chaque province correspond un « accent de réalité » : tant que nous sommes immergés dans une province, nous lui attribuons le statut du réel, et les autres mondes nous semblent fictifs ou secondaires. Cet accent de réalité est attribué selon la tension de notre conscience et notre attention à la vie dans la province concernée.


Style cognitif propre

Chaque province possède un style cognitif spécifique, qui se décline selon plusieurs dimensions fondamentales :

  • Tension de la conscience
  • Épochè spécifique (suspension du doute ou de la croyance)
  • Forme de spontanéité dominante (ex : travail, jeu, contemplation)
  • Expérience du moi (ex : moi actif, moi contemplatif)
  • Forme de socialité (ex : communication, solitude, relation à autrui)
  • Perspective temporelle (ex : temps standard, temps suspendu, temps subjectif)

Exemples de provinces

  • Monde de la vie quotidienne : province archétypale, structurée par le travail, le temps standard, la communication et l’action sociale.
  • Monde des rêves : style cognitif marqué par la passivité, l’absurdité possible, la suspension des lois de la logique quotidienne.
  • Monde de l’art (théâtre, peinture) : immersion dans une fiction, acceptation temporaire d’une autre logique.
  • Monde ludique : le jeu de l’enfant, où les objets prennent de nouveaux sens.
  • Monde religieux : expérience du sacré, du mystère, du saut de foi.
  • Monde scientifique : attitude contemplative, désintéressement, recherche de cohérence théorique.


2.Caractéristique du style cognitif de la vie quotidienne

Schütz identifie six traits principaux qui structurent la province de la vie quotidienne :

1. Tension spécifique de la conscience

Dans la vie quotidienne, la conscience est tendue vers la réalité, tournée vers l’action et la vigilance pratique. L’attention à la vie y est maximale, ce qui permet la gestion des tâches, la résolution de problèmes et l’adaptation immédiate au monde.

2. Épochè spécifique : suspension du doute

L’attitude naturelle consiste à suspendre le doute sur l’existence du monde et de ses objets. On prend les choses « comme allant de soi » (taken for granted), sans s’interroger sur leur réalité. Cette épochè diffère de celle du phénoménologue : il ne s’agit pas de suspendre la croyance, mais de suspendre le doute.

3. Forme prévalente de spontanéité : le travail

La spontanéité de la vie quotidienne se manifeste dans le travail, c’est-à-dire dans l’action orientée vers un projet, la transformation du monde extérieur, l’accomplissement de tâches pratiques. Schütz distingue ici la spontanéité (action présente, projetée) de la réflexivité (recul, analyse rétrospective).

4. Expérience du moi

Le moi dans la vie quotidienne est le « moi au travail », engagé dans l’action, total, centré sur la réalisation de projets et la gestion des situations pratiques.

5. Forme spécifique de socialité

La vie quotidienne est le lieu par excellence de l’intersubjectivité : monde partagé, communication, actions coordonnées avec autrui. La socialité y est immédiate, fondée sur la confiance et la coopération.

6. Perspective temporelle spécifique

Le temps de la vie quotidienne est le temps standard, linéaire, mesurable, structuré par l’alternance des jours, des tâches, des rendez-vous. Il résulte de l’intersection entre la durée subjective et le temps cosmique universel.

3.Le passage d'une province à l'autre: le choc

Expérience de choc

Le passage d’une province à une autre ne se fait pas graduellement, mais par une modification radicale de la tension de conscience, appelée « choc » ou « saut » (notion empruntée à Kierkegaard). Ce choc est une expérience subjective qui fait éclater les limites de la province précédente et déplace l’accent de réalité vers une nouvelle province.

Exemples de chocs

  • S’endormir : passage du monde quotidien au monde des rêves.
  • Lever de rideau au théâtre : immersion dans le monde de la scène.
  • Contemplation d’un tableau : entrée dans le monde pictural, limitation du champ visuel au cadre.
  • Rire à une plaisanterie : acceptation temporaire d’un monde fictif.
  • L’enfant jouant : transition vers le monde ludique.
  • Expérience religieuse : saut dans la sphère du sacré.
  • Attitude scientifique : passage d’une participation émotionnelle à une posture contemplative et désintéressée.

Nature du choc

Ce choc est la manifestation d’une modification profonde de l’attention à la vie, qui entraîne la reconfiguration du style cognitif, de l’épochè, de la temporalité, etc. Il n’existe pas de critère universel pour définir le type de choc nécessaire à chaque passage : chaque province a ses propres seuils d’accès.


4.compatibilité et incommensurabilité des provinces

Consistance interne

À l’intérieur d’une province, les expériences sont compatibles et cohérentes entre elles, tant qu’elles respectent le style cognitif propre à la province. Les contradictions internes peuvent remettre en cause une expérience particulière, mais pas la province elle-même.

Incommensurabilité

Les provinces sont incommensurables : il n’existe pas de « formule de transformation » permettant de traduire directement les expériences d’une province dans une autre. Ce qui est cohérent dans le rêve ne l’est pas dans la vie quotidienne, et inversement. Le passage d’une province à l’autre nécessite un saut qualitatif, non une simple adaptation.

Accent de réalité et perception de l’autre province

Depuis la province où l’on se trouve, les autres provinces apparaissent comme fictives, inconsistantes, voire absurdes. Par exemple, en pleine action quotidienne, le monde du rêve semble irréel, et vice versa.


5.La vie quotidienne comme réalité primordiale

Réalité suprême

La vie quotidienne est la province archétypale, celle qui sert de référence à toutes les autres. Elle est le lieu du sens commun, de la cohérence pratique, de la congruence du monde du travail. C’est à elle que nous attribuons spontanément l’accent de réalité.

Pragmatisme et unité

La vie quotidienne est structurée par les exigences pragmatiques : elle doit permettre l’action, la communication, la gestion des tâches. Sa cohérence et son unité sont validées par l’efficacité de nos pratiques et la stabilité de nos repères.

Suspension du doute

Dans l’attitude naturelle, nous ne doutons pas de la réalité du monde quotidien, sauf en cas de choc. Cette confiance fondamentale est ce qui permet la stabilité de la vie sociale et individuelle.

6.Intersubjectivité

Définition et importance

L’intersubjectivité désigne la capacité des individus à prendre en compte la pensée, les intentions et les perspectives d’autrui dans leurs propres jugements et actions. Pour Schütz, l’intersubjectivité n’est pas un problème à résoudre sur le plan transcendantal (comme chez Husserl), mais un donné ontologique du monde de la vie : elle est immédiate, primitive, fondatrice de toute réalité sociale.

Caractéristiques

  • L’expérience d’autrui est aussi primitive et immédiate que l’expérience de soi : il s’agit d’une « foi pratique » en l’existence d’autrui, fondée sur l’action et la communication.
  • La connaissance sociale est d’emblée intersubjective : elle se construit dans l’échange, la transmission, la coopération et la confrontation des points de vue.
  • La répartition sociale de la connaissance : chacun est expert dans certains domaines et profane dans d’autres, la connaissance circule et se distribue dans la société.

Conséquences méthodologiques

L’intersubjectivité est la base de toute compréhension scientifique du social : pour comprendre le monde social, il faut partir des significations partagées et des interactions entre les acteurs


7.Méthodologie phénoménologique

Renoncement à la posture transcendantale

Schütz critique la phénoménologie transcendantale de Husserl et propose une phénoménologie du monde de la vie, centrée sur l’expérience vécue dans l’attitude naturelle. Il s’agit de décrire la structure de la Lebenswelt telle qu’elle est effectivement vécue par les individus.

Analyse de la conscience et de l’action

La phénoménologie sociale analyse les vécus, les actions et les comportements dans leur contexte, en cherchant à comprendre comment les individus construisent et interprètent la réalité sociale à partir de leurs expériences et de leurs interactions.

Épochè pratique

Dans la vie quotidienne, l’épochè consiste à suspendre le doute sur la réalité du monde, ce qui permet l’engagement dans l’action et la communication. Cette suspension du doute est une condition de possibilité de la vie sociale.


8.construction de second degré

Définition

Les constructions de second degré sont les modèles élaborés par le chercheur en sciences sociales, à partir des constructions de premier degré produites par les acteurs dans la vie quotidienne. Les acteurs donnent sens à leur monde par des interprétations, des typifications, des projets ; le chercheur construit à son tour des modèles typifiés pour rendre compte de ces interprétations.

Principe d’interprétation subjective

Le chercheur doit interpréter les actions à partir des significations que leur donnent les acteurs eux-mêmes : leurs motifs, leurs projets, leurs systèmes de pertinence. Il s’agit de saisir, par une connaissance objective, les structures de significations subjectives.

Différence entre premier et second degré

  • Premier degré : interprétations spontanées, naïves, pratiques des acteurs dans la vie quotidienne.
  • Second degré : élaboration scientifique de modèles typiques, visant à dégager des invariants, à rendre compte de la diversité des expériences et des contradictions internes aux provinces de signification.


9.structure de pertinence

Trois types de pertinence

Schütz distingue trois catégories de pertinence qui organisent la manière dont nous sélectionnons et interprétons les éléments de notre expérience :

  • Pertinence motivationnelle : ce qui est pertinent selon nos intérêts et projets du moment.
  • Pertinence thématique : ce qui est pertinent par rapport au thème ou au contexte en cours.
  • Pertinence interprétative : ce qui est pertinent pour comprendre, expliquer ou interpréter une situation donnée.

Pertinence intrinsèque et imposée

  • Pertinence intrinsèque : lorsque la situation résulte de notre propre choix, la pertinence est déterminée par notre spontanéité.
  • Pertinence imposée : lorsque la situation nous est imposée (maladie, deuil, catastrophe), la pertinence vient de l’extérieur.

Types de connaissance

  • Connaissance directe : domaine que nous maîtrisons parfaitement.
  • Savoir vague ou savoir sur : connaissance générale, imprécise, suffisante pour se débrouiller au quotidien.
  • Croyance ou ignorance : peut également être mobilisée selon les situations.


Conclusion

La phénoménologie sociale de Schütz, à travers la théorie des réalités multiples, offre une grille d’analyse puissante pour comprendre la pluralité des expériences humaines et la structuration du monde social. Chaque province de signification est un univers cohérent, doté de ses propres règles, temporalités et formes de socialité. Le passage d’une province à l’autre se fait par des chocs subjectifs, et la vie quotidienne reste la réalité archétypale, fondée sur l’intersubjectivité et la suspension du doute. La tâche du chercheur est d’élaborer des constructions de second degré, en respectant la subjectivité et la diversité des significations vécues par les acteurs sociaux.

Pourquoi j'aime ce texte ?

Clarté et richesse conceptuelle

Le texte propose une distinction claire entre différentes « provinces de signification », ce qui aide à comprendre la complexité de l’expérience humaine et la pluralité des réalités vécues au quotidien. Cette approche rend la théorie très structurée et accessible.

Schütz détaille chaque province avec des exemples concrets (rêve, art, jeu, religion, science, vie quotidienne), ce qui facilite la compréhension et montre la pertinence de ses concepts dans la vie réelle.

Originalité de la perspective

J’apprécie l’originalité de la pensée de Schütz, qui ne se limite pas à une réflexion abstraite mais s’intéresse à la vie quotidienne et à la manière dont nous naviguons entre différents mondes de sens.

Son insistance sur le rôle de l’« accent de réalité » et sur la manière dont chaque province possède son propre style cognitif est particulièrement novatrice et permet de relativiser notre rapport au réel.

Approche phénoménologique appliquée au social

Le texte met en avant une phénoménologie centrée sur l’expérience vécue et l’intersubjectivité, ce qui donne une dimension humaine et concrète à l’analyse sociologique.

Schütz montre que la compréhension du monde social passe par l’analyse des significations partagées et des interactions, ce qui rend son approche très actuelle pour penser la société.

Importance de l’intersubjectivité

J’aime la manière dont Schütz place l’intersubjectivité au cœur de sa réflexion : il montre que notre rapport aux autres et la construction de la réalité sont fondamentalement collectifs et reposent sur la confiance et la communication.

Cette perspective met en valeur la dimension sociale de la connaissance et de l’action, ce qui est à la fois rassurant et stimulant intellectuellement.

Valeur méthodologique

Le texte fournit des outils méthodologiques précieux pour analyser la société : distinction entre constructions de premier et de second degré, typologie des pertinences, etc. Cela donne des repères concrets pour comprendre et étudier les phénomènes sociaux.

La démarche de Schütz, qui consiste à partir du point de vue des acteurs eux-mêmes, est respectueuse de la diversité des expériences et met en avant l’importance de la subjectivité.

Ouverture et tolérance

Enfin, la théorie des réalités multiples invite à la tolérance et à l’ouverture d’esprit : elle nous rappelle que ce qui paraît absurde ou irréel dans une province de signification peut avoir une cohérence propre dans une autre. Cela incite à ne pas juger trop vite les expériences ou les croyances d’autrui.

En résumé, j’aime ce texte parce qu’il propose une analyse fine, nuancée et profondément humaine de la réalité sociale, tout en offrant des outils conceptuels et méthodologiques pour penser la pluralité des expériences et la richesse du monde vécu


Schûtz - Les réalités multiples et leur constitution

Introduction générale

Alfred Schütz, figure majeure de la sociologie phénoménologique, développe dans « Les réalités multiples et leur constitution » une analyse fine de la manière dont les individus vivent, perçoivent et organisent la réalité. Son œuvre s’inscrit dans la lignée de Husserl, tout en s’en démarquant par une attention particulière portée à la vie quotidienne et à l’intersubjectivité. L’objectif de Schütz est de comprendre comment se constituent différentes « provinces de signification » (ou réalités multiples) et comment l’individu navigue entre elles.

Concepts centraux et leur détail

1.provinces limitées de signification (réalités multiples)

Définition et justification du concept

Schütz préfère le terme de « provinces limitées de signification » à celui de « sous-univers de réalité » utilisé par William James. Pour Schütz, c’est la signification de nos expériences, et non la structure ontologique des objets, qui constitue la réalité. Une province limitée de signification est donc un ensemble d’expériences qui partagent un style cognitif propre, c’est-à-dire une manière particulière de percevoir, ressentir, agir et donner sens au monde.

Chaque province est « close sur elle-même » : les expériences qui s’y déroulent sont compatibles entre elles, mais incompatibles avec celles des autres provinces. Par exemple, les règles de cohérence du rêve ne sont pas celles de la vie quotidienne.


Accent de réalité

À chaque province correspond un « accent de réalité » : tant que nous sommes immergés dans une province, nous lui attribuons le statut du réel, et les autres mondes nous semblent fictifs ou secondaires. Cet accent de réalité est attribué selon la tension de notre conscience et notre attention à la vie dans la province concernée.


Style cognitif propre

Chaque province possède un style cognitif spécifique, qui se décline selon plusieurs dimensions fondamentales :

  • Tension de la conscience
  • Épochè spécifique (suspension du doute ou de la croyance)
  • Forme de spontanéité dominante (ex : travail, jeu, contemplation)
  • Expérience du moi (ex : moi actif, moi contemplatif)
  • Forme de socialité (ex : communication, solitude, relation à autrui)
  • Perspective temporelle (ex : temps standard, temps suspendu, temps subjectif)

Exemples de provinces

  • Monde de la vie quotidienne : province archétypale, structurée par le travail, le temps standard, la communication et l’action sociale.
  • Monde des rêves : style cognitif marqué par la passivité, l’absurdité possible, la suspension des lois de la logique quotidienne.
  • Monde de l’art (théâtre, peinture) : immersion dans une fiction, acceptation temporaire d’une autre logique.
  • Monde ludique : le jeu de l’enfant, où les objets prennent de nouveaux sens.
  • Monde religieux : expérience du sacré, du mystère, du saut de foi.
  • Monde scientifique : attitude contemplative, désintéressement, recherche de cohérence théorique.


2.Caractéristique du style cognitif de la vie quotidienne

Schütz identifie six traits principaux qui structurent la province de la vie quotidienne :

1. Tension spécifique de la conscience

Dans la vie quotidienne, la conscience est tendue vers la réalité, tournée vers l’action et la vigilance pratique. L’attention à la vie y est maximale, ce qui permet la gestion des tâches, la résolution de problèmes et l’adaptation immédiate au monde.

2. Épochè spécifique : suspension du doute

L’attitude naturelle consiste à suspendre le doute sur l’existence du monde et de ses objets. On prend les choses « comme allant de soi » (taken for granted), sans s’interroger sur leur réalité. Cette épochè diffère de celle du phénoménologue : il ne s’agit pas de suspendre la croyance, mais de suspendre le doute.

3. Forme prévalente de spontanéité : le travail

La spontanéité de la vie quotidienne se manifeste dans le travail, c’est-à-dire dans l’action orientée vers un projet, la transformation du monde extérieur, l’accomplissement de tâches pratiques. Schütz distingue ici la spontanéité (action présente, projetée) de la réflexivité (recul, analyse rétrospective).

4. Expérience du moi

Le moi dans la vie quotidienne est le « moi au travail », engagé dans l’action, total, centré sur la réalisation de projets et la gestion des situations pratiques.

5. Forme spécifique de socialité

La vie quotidienne est le lieu par excellence de l’intersubjectivité : monde partagé, communication, actions coordonnées avec autrui. La socialité y est immédiate, fondée sur la confiance et la coopération.

6. Perspective temporelle spécifique

Le temps de la vie quotidienne est le temps standard, linéaire, mesurable, structuré par l’alternance des jours, des tâches, des rendez-vous. Il résulte de l’intersection entre la durée subjective et le temps cosmique universel.

3.Le passage d'une province à l'autre: le choc

Expérience de choc

Le passage d’une province à une autre ne se fait pas graduellement, mais par une modification radicale de la tension de conscience, appelée « choc » ou « saut » (notion empruntée à Kierkegaard). Ce choc est une expérience subjective qui fait éclater les limites de la province précédente et déplace l’accent de réalité vers une nouvelle province.

Exemples de chocs

  • S’endormir : passage du monde quotidien au monde des rêves.
  • Lever de rideau au théâtre : immersion dans le monde de la scène.
  • Contemplation d’un tableau : entrée dans le monde pictural, limitation du champ visuel au cadre.
  • Rire à une plaisanterie : acceptation temporaire d’un monde fictif.
  • L’enfant jouant : transition vers le monde ludique.
  • Expérience religieuse : saut dans la sphère du sacré.
  • Attitude scientifique : passage d’une participation émotionnelle à une posture contemplative et désintéressée.

Nature du choc

Ce choc est la manifestation d’une modification profonde de l’attention à la vie, qui entraîne la reconfiguration du style cognitif, de l’épochè, de la temporalité, etc. Il n’existe pas de critère universel pour définir le type de choc nécessaire à chaque passage : chaque province a ses propres seuils d’accès.


4.compatibilité et incommensurabilité des provinces

Consistance interne

À l’intérieur d’une province, les expériences sont compatibles et cohérentes entre elles, tant qu’elles respectent le style cognitif propre à la province. Les contradictions internes peuvent remettre en cause une expérience particulière, mais pas la province elle-même.

Incommensurabilité

Les provinces sont incommensurables : il n’existe pas de « formule de transformation » permettant de traduire directement les expériences d’une province dans une autre. Ce qui est cohérent dans le rêve ne l’est pas dans la vie quotidienne, et inversement. Le passage d’une province à l’autre nécessite un saut qualitatif, non une simple adaptation.

Accent de réalité et perception de l’autre province

Depuis la province où l’on se trouve, les autres provinces apparaissent comme fictives, inconsistantes, voire absurdes. Par exemple, en pleine action quotidienne, le monde du rêve semble irréel, et vice versa.


5.La vie quotidienne comme réalité primordiale

Réalité suprême

La vie quotidienne est la province archétypale, celle qui sert de référence à toutes les autres. Elle est le lieu du sens commun, de la cohérence pratique, de la congruence du monde du travail. C’est à elle que nous attribuons spontanément l’accent de réalité.

Pragmatisme et unité

La vie quotidienne est structurée par les exigences pragmatiques : elle doit permettre l’action, la communication, la gestion des tâches. Sa cohérence et son unité sont validées par l’efficacité de nos pratiques et la stabilité de nos repères.

Suspension du doute

Dans l’attitude naturelle, nous ne doutons pas de la réalité du monde quotidien, sauf en cas de choc. Cette confiance fondamentale est ce qui permet la stabilité de la vie sociale et individuelle.

6.Intersubjectivité

Définition et importance

L’intersubjectivité désigne la capacité des individus à prendre en compte la pensée, les intentions et les perspectives d’autrui dans leurs propres jugements et actions. Pour Schütz, l’intersubjectivité n’est pas un problème à résoudre sur le plan transcendantal (comme chez Husserl), mais un donné ontologique du monde de la vie : elle est immédiate, primitive, fondatrice de toute réalité sociale.

Caractéristiques

  • L’expérience d’autrui est aussi primitive et immédiate que l’expérience de soi : il s’agit d’une « foi pratique » en l’existence d’autrui, fondée sur l’action et la communication.
  • La connaissance sociale est d’emblée intersubjective : elle se construit dans l’échange, la transmission, la coopération et la confrontation des points de vue.
  • La répartition sociale de la connaissance : chacun est expert dans certains domaines et profane dans d’autres, la connaissance circule et se distribue dans la société.

Conséquences méthodologiques

L’intersubjectivité est la base de toute compréhension scientifique du social : pour comprendre le monde social, il faut partir des significations partagées et des interactions entre les acteurs


7.Méthodologie phénoménologique

Renoncement à la posture transcendantale

Schütz critique la phénoménologie transcendantale de Husserl et propose une phénoménologie du monde de la vie, centrée sur l’expérience vécue dans l’attitude naturelle. Il s’agit de décrire la structure de la Lebenswelt telle qu’elle est effectivement vécue par les individus.

Analyse de la conscience et de l’action

La phénoménologie sociale analyse les vécus, les actions et les comportements dans leur contexte, en cherchant à comprendre comment les individus construisent et interprètent la réalité sociale à partir de leurs expériences et de leurs interactions.

Épochè pratique

Dans la vie quotidienne, l’épochè consiste à suspendre le doute sur la réalité du monde, ce qui permet l’engagement dans l’action et la communication. Cette suspension du doute est une condition de possibilité de la vie sociale.


8.construction de second degré

Définition

Les constructions de second degré sont les modèles élaborés par le chercheur en sciences sociales, à partir des constructions de premier degré produites par les acteurs dans la vie quotidienne. Les acteurs donnent sens à leur monde par des interprétations, des typifications, des projets ; le chercheur construit à son tour des modèles typifiés pour rendre compte de ces interprétations.

Principe d’interprétation subjective

Le chercheur doit interpréter les actions à partir des significations que leur donnent les acteurs eux-mêmes : leurs motifs, leurs projets, leurs systèmes de pertinence. Il s’agit de saisir, par une connaissance objective, les structures de significations subjectives.

Différence entre premier et second degré

  • Premier degré : interprétations spontanées, naïves, pratiques des acteurs dans la vie quotidienne.
  • Second degré : élaboration scientifique de modèles typiques, visant à dégager des invariants, à rendre compte de la diversité des expériences et des contradictions internes aux provinces de signification.


9.structure de pertinence

Trois types de pertinence

Schütz distingue trois catégories de pertinence qui organisent la manière dont nous sélectionnons et interprétons les éléments de notre expérience :

  • Pertinence motivationnelle : ce qui est pertinent selon nos intérêts et projets du moment.
  • Pertinence thématique : ce qui est pertinent par rapport au thème ou au contexte en cours.
  • Pertinence interprétative : ce qui est pertinent pour comprendre, expliquer ou interpréter une situation donnée.

Pertinence intrinsèque et imposée

  • Pertinence intrinsèque : lorsque la situation résulte de notre propre choix, la pertinence est déterminée par notre spontanéité.
  • Pertinence imposée : lorsque la situation nous est imposée (maladie, deuil, catastrophe), la pertinence vient de l’extérieur.

Types de connaissance

  • Connaissance directe : domaine que nous maîtrisons parfaitement.
  • Savoir vague ou savoir sur : connaissance générale, imprécise, suffisante pour se débrouiller au quotidien.
  • Croyance ou ignorance : peut également être mobilisée selon les situations.


Conclusion

La phénoménologie sociale de Schütz, à travers la théorie des réalités multiples, offre une grille d’analyse puissante pour comprendre la pluralité des expériences humaines et la structuration du monde social. Chaque province de signification est un univers cohérent, doté de ses propres règles, temporalités et formes de socialité. Le passage d’une province à l’autre se fait par des chocs subjectifs, et la vie quotidienne reste la réalité archétypale, fondée sur l’intersubjectivité et la suspension du doute. La tâche du chercheur est d’élaborer des constructions de second degré, en respectant la subjectivité et la diversité des significations vécues par les acteurs sociaux.

Pourquoi j'aime ce texte ?

Clarté et richesse conceptuelle

Le texte propose une distinction claire entre différentes « provinces de signification », ce qui aide à comprendre la complexité de l’expérience humaine et la pluralité des réalités vécues au quotidien. Cette approche rend la théorie très structurée et accessible.

Schütz détaille chaque province avec des exemples concrets (rêve, art, jeu, religion, science, vie quotidienne), ce qui facilite la compréhension et montre la pertinence de ses concepts dans la vie réelle.

Originalité de la perspective

J’apprécie l’originalité de la pensée de Schütz, qui ne se limite pas à une réflexion abstraite mais s’intéresse à la vie quotidienne et à la manière dont nous naviguons entre différents mondes de sens.

Son insistance sur le rôle de l’« accent de réalité » et sur la manière dont chaque province possède son propre style cognitif est particulièrement novatrice et permet de relativiser notre rapport au réel.

Approche phénoménologique appliquée au social

Le texte met en avant une phénoménologie centrée sur l’expérience vécue et l’intersubjectivité, ce qui donne une dimension humaine et concrète à l’analyse sociologique.

Schütz montre que la compréhension du monde social passe par l’analyse des significations partagées et des interactions, ce qui rend son approche très actuelle pour penser la société.

Importance de l’intersubjectivité

J’aime la manière dont Schütz place l’intersubjectivité au cœur de sa réflexion : il montre que notre rapport aux autres et la construction de la réalité sont fondamentalement collectifs et reposent sur la confiance et la communication.

Cette perspective met en valeur la dimension sociale de la connaissance et de l’action, ce qui est à la fois rassurant et stimulant intellectuellement.

Valeur méthodologique

Le texte fournit des outils méthodologiques précieux pour analyser la société : distinction entre constructions de premier et de second degré, typologie des pertinences, etc. Cela donne des repères concrets pour comprendre et étudier les phénomènes sociaux.

La démarche de Schütz, qui consiste à partir du point de vue des acteurs eux-mêmes, est respectueuse de la diversité des expériences et met en avant l’importance de la subjectivité.

Ouverture et tolérance

Enfin, la théorie des réalités multiples invite à la tolérance et à l’ouverture d’esprit : elle nous rappelle que ce qui paraît absurde ou irréel dans une province de signification peut avoir une cohérence propre dans une autre. Cela incite à ne pas juger trop vite les expériences ou les croyances d’autrui.

En résumé, j’aime ce texte parce qu’il propose une analyse fine, nuancée et profondément humaine de la réalité sociale, tout en offrant des outils conceptuels et méthodologiques pour penser la pluralité des expériences et la richesse du monde vécu

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