INTRODUCTION
Arthur Rimbaud compose le poème « Ma bohème » à seize ans, en 1870.
Ce sonnet, sans doute le plus célèbre de Rimbaud, appartient aux Cahiers de Douai. Ce recueil est
publié en 1893, après la mort de Rimbaud par Paul Demeny : Rimbaud lui avait d’abord confié ses
poèmes puis lui avait demandé de les détruire,.
Génie précoce, Rimbaud est aussi un adolescent rebelle, il aspire à devenir poète et expérimente la vie
de bohème en fuguant du foyer maternel ; Paul Verlaine l’a surnommé « l’homme aux semelles de
vent ». La bohème pour Rimbaud c’est une vie de dénuement et d’errance, sous le signe de la liberté
absolu, de l’insouciance et de la poésie. Dernier poème du recueil (ce n’est pas un choix de Rimbaud),
ce sonnet synthétise la pulsion créatrice et le désir d’émancipation.
Titre
« Ma bohème » - Errance sans but, sans itinéraire préétabli, selon le hasard et la fantaisie du
vagabond qui vit au jour le jour, en marge des conventions et du conformisme bourgeois. cf.
bohémien : roms, tsiganes, gitans, nomades de Bohême.
Le titre de ce poème introduit d'emblée le thème de l'émancipation en utilisant le topos (= cliché, lieu
commun) de la bohème et du bohémien cher aux artistes du XIXème siècle.
Comment la bohème devient un phénomène de mode au XIXème siècle ?
https://essentiels.bnf.fr/fr/article/a454c075-0ea8-4277-8fad-b306e4964e35-invention-la-boheme
La vie de bohème, libre, désintéressée, guidée seulement par la quête artistique est une vie pauvre
souvent et marginale. (cf. aussi la célèbre chanson d’Aznavour https://www.youtube.com/watch?
v=hWLc0J52b2I)
L'utilisation du déterminant possessif "ma" rend ce topos plus personnel et donne au poème une
dimension autobiographique et une tonalité lyrique.
Sous-titre « Fantaisie » : importance de l’imaginaire, de la rêverie.
LECTURE
Faire une lecture correcte des alexandrins : liaisons, [e] accentués et muets, chaque vers doit bien
compter 12 syllabes !
Attention également au rythme avec les enjambements, respecter la ponctuation.
Travailler la diction et aussi l’intonation. Faire une lecture articulée et adressée.
Cf. G. Gallienne de la Comédie Française : https://www.youtube.com/watch?v=hzVCc7F1ud8
Problématiques
Comment Rimbaud revendique-t-il sa volonté de renouveler la poésie par l’errance et le
« dérèglement de tous les sens » ?
Comment la liberté de mouvement est-elle symbolique de la liberté de création poétique ?
Comment les choix poétiques du jeune Rimbaud reflètent-ils sa recherche de la liberté ?
En quoi ce récit d’errance se transforme en quête poétique ?
Comment l’errance stimule et engendre la création poétique ?
En quoi la nature est-elle matrice de fantaisie et d’invention poétique ?
Comment le voyage est pour Rimbaud autant un art de vivre qu’un art poétique ?
Comment Rimbaud célèbre l’errance comme moyen d’accéder à la création poétique ?
=> différentes formulations reprennent toutes idée d’une tension entre vie de bohème et création
poétique
OE 1 POÉSIE – Explication Linéaire 1 « Ma bohème », Cahier de Douai, A. Rimbaud 1 WAGNER 2024-25
Mouvements
C’est un sonnet - forme fixe constituée de 2 quatrains (strophes de 4 vers) et 2 tercets (strophes de 3
vers)
Quatrains : l’errance d’un vagabond qui trouve le réconfort dans le rêve et la nature
Tercets : l’inspiration et la création poétique
Premier mouvement = premier quatrain - le vagabondage en pleine Nature
Récit de fugues répétées et description du dénuement de l’adolescent vagabond
- Poème s'ouvre sur le récit d’une expérience personnelle, marques de la 1ère personne (pronom
personnel « J’ » fait écho au déterminant possessif « ma » du titre) : référence aux fugues de Rimbaud.
Lyrisme, dimension personnelle, autobiographique.
- « Je m’en allais » : Insistance sur le départ du poète avec un imparfait à valeur itérative (= répétition)
et durative qui suggère que ces fugues sont récurrentes et sans limite de durée.
Verbe de mouvement « allais » n'est pas associé à un CC de lieu ou de but : un déplacement sans
destination ni objectif précis, marcher sans but est propre de l’errance. On ne sait pas non plus d’où il
part. Idée de lieu disparaît, insistance sur errance.
- Alexandrin traditionnellement avec césure à l’hémistiche (rythme 6-6) : ici dès le v.1, rythme 4-8 :
écart provocateur avec la tradition qui mime la cadence des pas effrontés, césure irrégulière crée effet
de rapidité, comme un élan, départ de l’errance, début du poème.
- Choix de l’adjectif « crevées » plus fort que trouées associé aux « poings » plutôt qu’aux mains
suggère une forme de colère, de révolte qui l'anime et rejoint la volonté d’émancipation.
- « mes poches crevées » : déterminant possessif répété indique logiquement la possession mais
l’adjectif souligne l’absence, le rien ; le poète possède donc autre chose.
- Pauvreté, misère matérielle : peu de vêtements + usure, lexique rappelle les conditions matérielles
de la vie de bohème. Tous les éléments vestimentaires décrits montrent le dénuement (« poches
crevées », « paletot devenait idéal ») mais la souffrance n’est pas soulignée, occasion de s'affranchir
des codes de la société bourgeoise que Rimbaud veut fuir : la pauvreté a un pouvoir libératoire.
Cette liberté a le pouvoir de métamorphoser les choses, le « paletot devenait idéal » : l'errance rend
tout positif.
Jeu sur la polysémie du mot « idéal » :
1. le paletot est si usé qu'il n'est plus que l'idée d'un manteau, il n’a plus de matérialité ;
2. le paletot est idéalement = parfaitement adapté à la fugue. La liberté transforme positivement ce
manteau dans un état lamentable.
- Remarque sur l’adverbe « aussi » : peut faire référence au mouvement du Parnasse, avec sa recherche de la beauté
parfaite. Rimbaud se moque des parnassiens et de leur quête d’idéal tout en reprenant cette quête à son compte.
Une errance poétique dans le sein de la Nature
- v.3 CCL « sous le ciel » ne donne aucun repère, la destination reste inconnue mais sans limite si ce
n’est l’espace céleste, symbole de liberté et de rêve. Immensité du ciel mais aussi protection
(préposition « sous »).
- Apostrophe à une "Muse" + tutoiement : figure de l'inspiration dans l'Antiquité grecque
« féal » : terme rare associé à la chevalerie, serviteur, vassal au Moyen Âge, référence romantique à la
poésie courtoise. Chevalier servant et errant. Poète n’accepte aucune autorité, seulement poésie.
Errance guidée par inspiration poétique.
- v.4 locution exclamative familière + exaltation sensuelle : fait entrer en poésie des mots jusque-là
peu utilisés, traduit l'enthousiasme, la nostalgie de ces amours placées au pluriel et associées à
l'adjectif hyperbolique « splendides » dans une exclamative introduite par "que". Exaltation de
trouver horizon plus excitant que quotidien banal et oppressant.
- Hyperbole de l’exclamation v. 4. Poète se moque de son propre rêve. Passé composé = passé révolu.
S’estime ridicule d’avoir cherché poésie parfaite permettant d’atteindre beauté idéale, ironie :
Rimbaud remet question le lyrisme romantique (avec la surabondance de la 1ère personne, l’exaltation
hyperbolique, il surjoue) et l’école parnassienne. Il porte un regard moqueur voire critique sur ses
OE 1 POÉSIE – Explication Linéaire 1 « Ma bohème », Cahier de Douai, A. Rimbaud 2 WAGNER 2024-25
exaltations passées et tourne en dérision la grandiloquence de la poésie romantique amoureuse.
D'autant que « rêvées » qui célèbre le monde de l'imaginaire rime avec le très prosaïque « crevées ».
- Le découpage rythmique du v.4 est particulièrement perturbé : on trouve une suite de monosyllabes
dans le premier hémistiche qui disloque l'alexandrin et montre bien que le poète se détache de la
poésie traditionnelle et entend bien la pratiquer avec une grande liberté.
Deuxième mouvement = second quatrain - figure du Petit Poucet rêveur
Retour à l'idée du dénuement vestimentaire avec une pointe de provocation : suite de la description
vestimentaire organisée de haut en bas, du manteau aux souliers à la fin du poème.
- Utilisation d'un mot peu poétique « culotte » associé à l'adjectif « unique » insiste sur le dénuement
et allitération inélégante en [k]. Après le verbe « avait » qui indique la possession, on ne trouve que le
vide avec COD « large trou » : paradoxe accentue impression de dénuement. (+ provocation : large
trou laisse voir postérieur)
Que possède-t-il alors ? Relation fusionnelle avec Nature.
L'errance rend le monde fantastique et stimule la création poétique.
- Poète utilise la métaphore du Petit-Poucet, personnage de conte merveilleux avec points
communs : pauvre, abandonné par son père, seul en pleine Nature, parcours initiatique qui le
transforme MAIS le poète est parti de son plein gré pour fuir sa famille, ne cherche pas à rentrer,
n'exprime aucune souffrance liée à son état. Épithète « rêveur » permet de distinguer Rimbaud du
personnage du conte et fait écho au v.4 « j'ai rêvées » et au sous-titre « fantaisie ». Référence au conte
permet d’introduire description merveilleuse du monde qui se retrouve transfiguré devenant
fantastique et animé.
- Au lieu de semer des cailloux, sème des rimes. Rejet COD « Des rimes » au vers 7 met en valeur le
terme et mime le geste d’égrener. Les rimes créent le chemin, le vagabondage permet l’invention
poétique. Rejet illustre verbe « égrener ». Errance crée création poétique qui elle-même donne sens à
l’errance.
- Le poète détourne dans une métaphore l’expression dormir à la belle étoile : montre son manque
d’argent mais aussi poursuit le thème de l’univers et du ciel infini, illimité. Nature devient une figure
maternelle, protectrice. « auberge » : refuge, abri, sécurité. Bonne étoile = chance
- Nature s'anime sous le regard du poète avec l’onomatopée familière, fantaisie langagière « frou-
frou » qui évoque le bruissement d’un tissu renforcée par l’adjectif « doux ». Étoiles sont associées à
un possessif qui renforce proximité du poète avec Nature. Sensualité de l’évocation : à la fois son et
toucher. La liberté totale au sein de la nature est propice à la création poétique et transfigure le
monde donnant vie aux étoiles qui produisent un son que seul le poète peut entendre (cf. « se faire
voyant »).
- Toute la strophe est traversée par une assonance en [ou] qui culmine à la fin du v.8 et apporte
beaucoup de douceur à l’oreille : errance nocturne comme un moment très agréable
- Destination est bien création poétique
- Libre, indépendant, Insouciant, abandon à la nature. Déterminants possessifs : attachement exclusif
à celle qui l’héberge dans son itinérance, auberge n’est qu’hébergement provisoire.
- à la lisière entre deux mondes : poète perçoit au-delà de réalité matérielle et fait entendre grâce à
sa poésie.
- « Mes étoiles » : aussi référence aux poètes parnassiens (Banville, Gautier) que le jeune Rimbaud
admirait et aux poètes du XVIème siècle de la Pléiade (Ronsard, Du Bellay), emprunt au nom d’une
constellation.
À la fois admiration mais aussi ironie : ses rimes sont des cailloux, alors que le recueil de T. Gautier
s’intitule Émaux et camés, où les rimes sont comme des pierres précieuses.
Troisième mouvement = deux tercets - le bonheur de la création poétique dans une Nature
transfigurée.
Un poète en symbiose avec une Nature source d’inspiration
- Après le mouvement (« j'allais », « ma course »), poète se décrit dans une posture statique
d’attente, d’observation « assis » : pause, contemplation, sens en éveil. CCL « au bord des routes » :
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toujours position à la marge du vagabond, en retrait des voies tracées par une société bourgeoise et
matérialiste.
- Rejet conventions poétiques, Rimbaud s’affranchit de la structure classique du sonnet où quatrains
et tercet devaient être distincts, aborder des thèmes différents. OR ici il relie quatrains et sonnets
avec conjonction de coordination « et » pour traduire l'inspiration poétique ininterrompue et le lien
qui unit cette expérience de bohème à l'écriture. Pour autant les vers 9 à 11 respectent la césure à
l’hémistiche : jeu entre tradition et émancipation.
- CCT « septembre » seule référence temporelle précise du texte : détail autobiographique associé à
un adjectif mélioratif « bons » suggère un souvenir heureux. Septembre est aussi la période des
vendanges, symbole dionysiaque (de Dionysos, dieu grec – Bacchus chez latins – du vin et de
l’ivresse), cf. comparaison avec le « vin de vigueur ». L’ enjambement vers 10-11 évoque aussi l’élan
vital de l’adolescent débordant d’audace et de vitalité.
- Expérience sollicitant plusieurs sens du poète : ouïe (« écoutais »), toucher (« sentais »), goût
(« vin ») = plénitude ressentie au sein d'une Nature qui l'inspire et avec laquelle il semble en symbiose.
Synesthésie, « dérèglement de tous les sens ». Contemplation de la Nature qui offre une nourriture
symbolique, spirituelle. Ainsi le poète ressent l’ivresse poétique (« vin de vigueur ») et se fait voyant
en accédant à un monde invisible aux autres qui sollicitent tous les sens.
La création en action : le trivial devient poétique
- Dernier tercet est le point d'orgue de la célébration de la poésie, champ lexical de la poésie
omniprésent, elle transfigure à nouveau le réel en faisant de ce qui aurait pu être effrayant - être seul
en pleine nuit dans la Nature - une expérience « fantastique ». Surgissement du surnaturel,
transfiguration de la réalité
- À travers une comparaison (« lyres » – « élastiques », mot trivial et anti-poétique), détournement de
l’image poétique traditionnelle de la lyre (référence burlesque au mythe d'Orphée qui charme le
monstre Cerbère) : ici les cordes sont les lacets de ses chaussures.
Également jeu sonore : « des lyres »/délires souligne pouvoir de la poésie.
L'enjambement rallonge le rythme et semble mimer l’étirement des lacets. Écrire c’est étirer les
mots, jouer avec et sur les mots. Rime riche « -astique » : ornementation vaine, activité ménagère ou
même connotation grivoise
- Expérience de fugues devient cheminement spirituel, positive : environnement réel devait être peu
rassurant et pourtant ombres fantomatiques repoussés par chant poétique. Enchantement, magie de
poésie. Cf. Apollinaire convaincu de pouvoir incantatoire de poésie.
- Plusieurs interprétations pour « souliers blessés » : une métonymie : ce sont les pieds dans les
souliers qui souffrent ; une personnification des souliers usés après de si longues marches et donc le
retour à la description d'une tenue abimée par l'errance ; un hypallage : l'adjectif « blessés » renvoie
en réalité à « cœur ». L'adjectif « blessés » témoigne d'une souffrance mise à distance grâce à
l'écriture poétique, célébrée grâce au plaisir de l'errance : c'est en usant les souliers par la marche que
naît la création poétique.
- Jeu sur la polysémie de «pied» : celui du poète qui marche beaucoup et se penche sur ses pieds
meurtris (image triviale) ET unité de mesure du vers, synonyme de syllabe : l’inspiration poétique
vient de la marche. Émancipation poétique : chez Rimbaud, l’inspiration ne repose pas sur des motifs
sublimes mais trouve sa source dans la réalité la plus triviale qu'elle transfigure
CONCLUSION
Récit d'errance se transforme en quête poétique.
Bohème du poète correspond à son errance sur les routes, celle d'un vagabond fugueur, révolté et
rêveur aux vêtements usés par le voyage mais la poésie permet à Rimbaud de transformer les
conditions matérielles difficiles de son errance solitaire et le cadre naturel en autant d'objets
poétiques. La poésie est présentée comme une façon de vivre, d'être au monde. En cela, le poème
apparaît comme une sorte d'art poétique malgré sa désinvolture apparente. Processus de sa création
poétique : mener vie de bohème est condition à création et c’est au sein de la nature et dans solitude
que le poète puise son NRJ créatrice, épreuve de la liberté totale et transfiguration du monde.
Lien avec le parcours « émancipations créatrices » :
OE 1 POÉSIE – Explication Linéaire 1 « Ma bohème », Cahier de Douai, A. Rimbaud 4 WAGNER 2024-25
Double émancipation : émancipation sociale/familiale d'un jeune homme qui fuit les codes d'une
société dans laquelle il affirme sa marginalité par le choix de l'errance et du dénuement ET
émancipation poétique puisqu'il convoque des motifs et formes poétiques traditionnels pour mieux
s'en détacher.
Transfiguration de la réalité banale en œuvre d’art. Recherche d’une langue nouvelle.
En 14 vers Rimbaud parvient à condenser toutes les thématiques de l’œuvre : le goût de l’errance, du
voyage, de la liberté, de la révolte, de l’amour, de la nature et de la poésie.
Ce sonnet annonce la volonté de se débarrasser des vieilleries poétiques que concrétiseront Les
Illuminations et Un saison en enfer.
Rimbaud y brise l’alexandrin, flirte avec la prose, joue avec les mots, joue avec les rimes, pratique
l’auto dérision, la parodie si bien que le poème peut se lire comme un manifeste pour une poésie
nouvelle.
Ouvertures :
Importance NRJ, puissance créatrice du poète (cf . Étymologie poiétès « créateur ») en lien avec
parcours : principes écriture rimbaldienne explicités dans la « Lettre du voyant » envoyée à Paul
Demeny (cf. p.112 de l’édition de poche). Marginalité revendiquée comme art de vivre. « Voleur de
feu » qui va capturer sensations, visions pour les restituer aux hommes, commence à se dessiner.
Création langage nouveau : rupture avec conventions traditionnelles, images sensorielles, et
synesthésiques.
Cahiers de Douai : début itinéraire, exploration : va vers voyance et « dérèglement de tous les sens ».
Cf. lettre à Izambard prémisses du « dérèglement de tous les sens » : « Les souffrances sont énormes,
mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. »
Parallèle avec « Sensation »