I. Prologue – L’adolescence, Moscou et les premiers élans du poète
Le narrateur ouvre le poème en se plaçant dans un passé subjectif : il a seize ans, il est à Moscou, loin de son lieu de naissance (16 000 lieues). Il évoque une adolescence brûlante et exaltée, marquée par une soif de vivre et une insatiable curiosité. Déjà, il se dit "mauvais poète", incapable d’achever ses pensées ou de contenir les images qui l’assaillent.
Il peint Moscou de manière flamboyante : le Kremlin apparaît comme un gâteau doré, les cloches sonnent, les pigeons s’envolent. Des images religieuses, sensuelles, violentes se croisent. Le poète veut tout absorber : les femmes, les vitrines, les rues, les vies. Il pressent la Révolution à venir, sent le monde en bascule.
II. Le contexte de guerre – Départ sur le Transsibérien
C’est la guerre russo-japonaise en Sibérie. Le canon tonne, la faim, la peste et le choléra sévissent. Les gares sont saturées, les trains partent sans retour. Seuls les marchands ou les militaires partent, et à grand prix. Cendrars décrit une galerie de personnages grotesques et tragiques : marchands de camelote, cercueils remplis de sardines, femmes prostituées « patentées » et toutes connectées à la banque.
Un vendredi de décembre, lui aussi part, accompagnant un bijoutier en direction de Kharbine. Il voyage avec des coffres remplis de joaillerie allemande. Il est habillé de neuf, a reçu un revolver, un browning, et se sent dans un jeu d’enfant ou de brigand. Il rêve d’aventure, de défendre un trésor contre des ennemis exotiques et mythiques : khoungouzes, boxers, mongols, rats d’hôtel.
III. Le voyage – Jeanne, la compagne silencieuse
Le narrateur partage le train avec Jeanne, une jeune femme mélancolique, rencontrée dans un bordel. Elle est décrite avec tendresse, comme une fleur fanée, une "lys d’argent", une icône poétique fragile, muette, sans plainte. Elle incarne l’amour absolu, opposé aux autres femmes, charnelles et marchandes.
Le voyage devient métaphysique : la cadence du train devient la liturgie du monde moderne, sans but ni origine. Le narrateur pense à Paris, à Montmartre, et Jeanne répète sans cesse : « Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »
IV. La désintégration – visions de guerre et de chaos
La Sibérie devient un monde désolé, englouti sous la neige, métaphore de la folie, de la solitude, du désespoir. Le train devient un fantasme mécanique, une métaphore du monde moderne, devenu incontrôlable, violent et absurde.
Les gares, les poteaux télégraphiques, le paysage, tout est déformé par la vitesse et la détresse. Le narrateur décrit un monde déréglé, une guerre intérieure, des démons en fuite, une fuite inexorable vers la mort, la maladie, la catastrophe. Jeanne, à chaque étape, répète : « Sommes-nous loin de Montmartre ? » et le poète tente de l'apaiser, tout en sombrant dans la colère et la compassion.
V. L’appel au rêve – fuir dans l’imaginaire
Pour échapper à cette horreur, le poète propose un éblouissant voyage imaginaire à Jeanne. Il l’invite dans les îles du Pacifique, au Mexique, dans des pays rêvés où l’amour serait pur, la nature luxuriante, et les couleurs éclatantes. Il convoque la peinture (Rousseau), des noms d’îles exotiques, des animaux merveilleux (colibri, oiseau-lyre). L’idylle culmine dans un temple aztèque ou sur les plaines polaires où leur amour, enfin apaisé, pourrait s’épanouir.
Mais cela reste un fantasme de fuite. Jeanne finit par s’endormir, épuisée, hors du temps. Le poète, lui, est encore là, dans ce train, rattrapé par l’Histoire.
VI. Le temps et l’Histoire – retour brutal à la réalité
Le narrateur contemple toutes les horloges du monde, les gares, les visages croisés. Le temps déraille, avance trop vite ou recule, le train devient métaphore du destin, du monde tournant à l’envers comme l’horloge du quartier juif de Prague.
Il évoque l’Histoire humaine, ancienne et moderne : Syracuse, Archimède, les galères, le Titanic, les carnages, les tueries, qu’il ne peut développer, car il est encore un "mauvais poète", dépassé par l’univers. Il assume sa faiblesse, son ignorance, sa peur, son incapacité à "aller jusqu’au bout".
VII. Derniers instants – Irkoutsk, Baïkal, Kharbine
Le voyage devient plus lent à partir d’Irkoutsk, plus grave, trop long. Le train contourne le lac Baïkal. Il y a des drapeaux, des chants tristes, des délires de fin de voyage. Il assiste à des scènes d’horreur : blessés à Talga, lazarets, mutilés, incendies, soldats fous, trains fantômes.
À Tchita, ils sont bloqués cinq jours, reçus par un certain Jankelevitch qui lui propose sa fille en mariage. Mais le train repart. Le poète joue du piano, a mal aux dents, mais continue. Il est ivre sur des centaines de kilomètres, ne voit plus rien, se laisse porter par le mouvement.
VIII. Fin du voyage – Arrivée à Kharbine, souvenirs de Paris
Le poème se termine sur Kharbine, ville frontalière. Les bureaux de la Croix-Rouge brûlent, et le narrateur débarque. Il pense à Paris, qu’il célèbre comme un foyer chaleureux, un lieu de chaleur humaine. Il évoque les autobus, les rues croisées, les affiches colorées de sa jeunesse, puis une image surréaliste de vaches broutant le Sacré-Cœur, qui clôt la fresque.
✦ CONCLUSION
La Prose du Transsibérien est le récit initiatique, éclaté, halluciné, d’un adolescent-poète embarqué sur le Transsibérien, un voyage réel et mental à travers les paysages russes, la guerre, l’amour, le désespoir et le rêve. Le texte mêle les visions d’enfance, les délires sensoriels, les fantasmes d’évasion et les horreurs de l’Histoire moderne.
C’est aussi une poétique du mouvement, un chant chaotique de la modernité, où le train devient à la fois véhicule de l'aventure, tombeau roulant, et vertige du monde industriel en perdition. Cendrars y incarne l’échec lucide du poète face à un monde trop vaste, trop violent, trop rapide – qu’il ne peut qu’embrasser par fragments.