I. Une situation encadrée juridiquement : causes, qualification et gestion formelle
1.1. Définition d’un marché infructueux
Selon l’article R. 2185-1 du Code de la commande publique, un marché est déclaré infructueux lorsqu’aucune offre ou candidature n’a été reçue ou lorsque toutes les offres sont :
- Inappropriées (ne répondent pas aux exigences du DCE),
- Irrecevables (non-conformité administrative),
- Inacceptables (prix excessifs, techniques non conformes),
- Anormalement basses (sous-évaluation suspecte, risques d’inexécution).
Un marché peut être infructueux à tous les stades, y compris après sélection de candidats (ex. procédure avec négociation) ou à l’issue d’un dialogue compétitif.
1.2. Cadre juridique applicable
- Articles R. 2185-1 à R. 2185-3 du CCP : modalités de déclaration sans suite et suites possibles.
- Article R. 2122-1 : recours au marché négocié sans publicité ni mise en concurrence après une procédure infructueuse.
- Jurisprudence : CE, 23 janvier 2020, Commune d’Aix-en-Provence : un rejet global des offres doit être motivé, non discriminatoire, et documenté.
1.3. Typologie des situations
- Infructuosité administrative : absence d’offres, erreurs de forme, non-conformité aux exigences formelles du DCE.
- Infructuosité technique : offres inadaptées au besoin, prestations non conformes, prestations partielles.
- Infructuosité économique : prix hors budget, offres jugées déraisonnables (ex. +30 à +50 % au-delà des estimations).
- Infructuosité stratégique : réponse d’une seule entreprise en situation de quasi-monopole, fragilisant la mise en concurrence.
1.4. Documents à produire en cas d’infructuosité
- Décision de déclaration sans suite, dûment motivée ;
- Information des candidats (même s’ils sont absents, ex. en MAPA) ;
- PV d’analyse des offres ou de constatation de l’absence de candidatures ;
- Rapport de présentation actualisé pour la relance éventuelle ;
- Avis d’annulation à publier (si marché > seuils européens) ;
- Mise à jour du DCE, si relance.
II. Conséquences juridiques, financières, opérationnelles et politiques
2.1. Conséquences juridiques
- La procédure est formellement close : l’acheteur ne peut ni négocier ni attribuer sans relance ou requalification.
- Toute relance doit respecter :
- Le principe de non-substantialité des modifications (sauf nouveau besoin) ;
- L'obligation de republication si les modifications sont majeures.
- Risque de contentieux si une entreprise s’estime injustement écartée ou si une relance est jugée irrégulière (ex. modification substantielle sans transparence).
2.2. Conséquences budgétaires et financières
- Retard de consommation des crédits : en gestion annuelle ou pluriannuelle, cela peut impacter l’exécution budgétaire ;
- Pertes d’opportunités financières : subventions, FCTVA, financements européens, échéances réglementaires (décret tertiaire, lois EGAlim…) ;
- Coûts indirects : relance de procédure, nouveaux diagnostics, mobilisation de services techniques ou juridiques.
Exemple : pour une collectivité engagée dans un projet cofinancé par l’ADEME, le retard peut entraîner la perte de l’aide conditionnée à la signature avant une date précise.
2.3. Conséquences opérationnelles et politiques
- Atteinte à la continuité du service public : nettoyage, restauration, transport, sécurité… peuvent être interrompus ;
- Dégradation de l’image de l’acheteur : effet dissuasif sur les opérateurs économiques locaux ;
- Tensions internes : pression sur les services techniques, agents en charge de l’exécution ou sur les élus, particulièrement dans les collectivités.
III. Solutions et stratégies de remédiation : anticiper, adapter, professionnaliser
3.1. Relancer la procédure avec intelligence
Avant de relancer, il est impératif de procéder à une analyse causale (juridique, technique, économique, communicationnelle). Ensuite :
- Réviser le CCTP : exigences excessives, incompatibles ou inadaptées à la réalité du marché ;
- Allotir le marché : division par segments ou phases (ex. équipement, maintenance, formation) ;
- Adapter les critères : pondération trop déséquilibrée, notes dissuasives (ex. 80 % prix sur un marché à forte exigence technique) ;
- Améliorer la publicité : meilleure diffusion (ex. marchés de niche) ;
- Consulter les opérateurs avant relance : sourcing, dialogue informel (attention : neutralité et transparence à respecter).
Ex : dans les achats de solutions numériques, le marché peut être relancé avec un cahier des charges orienté « fonctionnalités attendues » et non « spécifications figées ».
3.2. Utiliser la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence (R. 2122-1 3°)
Conditions strictes :
- Marché initial infructueux ;
- Aucune modification substantielle du besoin (même objet, même cadre budgétaire) ;
- Information et traçabilité renforcées : note explicative, PV de négociation, lettre d’invitation ;
- Possibilité d’inviter les candidats précédents ou des opérateurs repérés sur la base d’un sourcing sérieux.
Attention : cette procédure doit rester exceptionnelle. Elle peut être contrôlée a posteriori par le juge administratif, la CRC ou le préfet dans le cadre du contrôle de légalité.
3.3. Mobiliser des outils alternatifs à la relance
- Accords-cadres multi-attributaires existants : consultation directe auprès des titulaires ;
- Marchés subséquents via centrale d’achat (UGAP, RESAH, CDG, GIP achats…) ;
- Groupements de commandes : mutualisation intercommunale, régionalisation de la commande ;
- Clause de réexamen prévue dans un marché en cours (ex. marché à bons de commande avec variantes conditionnelles) ;
- Marché sans publicité pour motif d’urgence impérieuse (art. R. 2122-1 1°) : attention, usage limité aux cas d’urgence imprévisible.
3.4. Bonnes pratiques à mettre en place en amont
- Sourcing structuré (articles R. 2111-1 et suivants) : identification des acteurs économiques capables de répondre ;
- Dialogue technique préalable : benchmark, visite de site, cahier des charges évolutif ;
- Test de marché : estimation du nombre de réponses potentielles ;
- Accompagnement juridique : validation du DCE par la DAJ, les finances ou le contrôle de gestion ;
- Professionnalisation de la fonction achat : plan de formation, outils partagés, stratégie achat consolidée.
Conclusion
Un marché infructueux est plus qu’un incident technique : c’est un indicateur critique de dysfonctionnement dans la chaîne de la commande publique. Il reflète une tension entre les ambitions de la personne publique (qualité, rapidité, innovation) et la réalité du tissu économique (capacités, prix, délais).
Face à l’infructuosité, l’acheteur public doit démontrer :
- Une capacité d’analyse et d’adaptation ;
- Une maîtrise du cadre juridique et procédural ;
- Une stratégie proactive de pilotage de l’achat.
Anticiper les causes d’échec, sécuriser la relance et professionnaliser les pratiques sont les trois piliers d’une commande publique efficace, inclusive et résiliente.