Vernon Subutex, V. Despentes, 2015
Les fenêtres de l'immeuble d'en face sont déjà éclairées. Les silhouettes des femmes de ménage s'agitent dans le vaste open space de ce qui doit être une agence de communication. Elles commencent à six heures. D'habitude, Vernon se réveille un peu avant qu'elles arrivent. Il a envie d'un café serré, d'une cigarette à filtre jaune, il aimerait se griller une tranche de pain et déjeuner en parcourant les gros titres de Parisien sur son ordinateur.
Il n'a pas acheté de café depuis des semaines. Les cigarettes qu'il roule le matin en éventrant les mégots de la veille sont si fines que c'est comme tirer sur du papier.Il n'y a rien à manger dans ses placards. Mais il a conservé son abonnement à Internet. Le prélèvement se fait le jour où tombe l'allocation logement. Depuis quelques mois, elle est versée directement au propriétaire, mais c'est quand même passé, jusque-là. Pourvu que ça dure.
Son abonnement de téléphone portable a été suspendu, il ne se casse plus la tête à acheter des forfaits. Face à la débâcle, Vernon garde une ligne de conduite : il fait le mec qui ne remarque rien de particulier. Il a contemplé les choses s'affaisser au ralenti, puis l'effondrement s'est accéléré. Mais Vernon n'a cédé ni sur l'indifférence, ni sur l'élégance.
Il a d'abord été radié du RSA. Il a reçu un courrier une copie du rapport le concernant, rédigé par sa conseillère. Il s'entendait bien avec elle. Ils se sont rencontrés régulièrement pendant près de trois ans, dans le box étroit où elle faisait mourir des plantes vertes. (…) Ils avaient longuement parlé de son cas : il avait été disquaire entre vingt et quarante-cinq ans. Dans son domaine, les offres d'emploi étaient plus rares que s'il avait travaillé dans l'extraction du charbon. Madame Bodard avait suggéré une reconversion. AFPA,GRETA,CFA, ils avaient consulté ensemble les stages qui lui étaient ouverts, et ils s'étaient quittés en bons termes, d'accord pour se retrouver et refaire le point. Trois ans plus tard, sa candidature pour préparer un BEP de services administratifs n'avait pas été retenue.
Intro :
Virginie Despentes est un auteur, réalisateur du XXIème siècle. Son œuvre constitue un inventaire de la marginalisation de la jeunesse. Ses personnages s'interrogent sur eux-mêmes, sur la misère, l'injustice, la violence, le terrorisme. Elle a rédigé plusieurs œuvres dont Les jolies choses en 1998, King Kong Théorie en 2006, Apocalypse bébé en 2010 qui a reçu le prix Renaudot.
Vernon Subutex fait partie d'une trilogie et a été rédigé en 2015. C'est le premier tome d'une série de trois tomes dont le second est paru en juin 2015 et le troisième en 2017. Le lecteur suit le destin du protagoniste Vernon Subutex ancien disquaire parisien qui est expulsé de chez lui à la suite de la faillite de sa boutique et est amené à rencontrer plusieurs de ses amis qui l'hébergeront à tour de rôle. Cet extrait constitue l'incipit du roman et dresse le portrait du personnage dans sa vie quotidienne.
Problématique : En quoi cet incipit dresse-t-il un portrait réaliste du protagoniste représentatif de l' époque contemporaine et en rupture avec la société ?
Mouvements du texte :
• « Début à acheter des forfaits » L 1 à 12 : La présentation du personnage et de sa situation
• De « Face à la débâcle à fin » L 12 à 23 : L'attitude du personnage et son rapport à la société
Explication :
I. La présentation du personnage et de sa situation
L'incipit s'ouvre sur la présentation d'un cadre spatio-temporel. En effet, nous avons des indications sur le lieu avec les GN « Les fenêtres de l'immeuble d'en face » et « une agence de communication ». Puis, la description se poursuit avec le moment avec le CCT « à six heures » et l'emploi de l'adverbe « déjà » qui montrent que l'histoire s'inscrit dans le temps, le début de matinée. Le cadre est urbain avec l'indication d'un immeuble et d'une agence de communication. L'évocation de personnages secondaires participe au décor avec le GN « Les silhouettes des femmes de ménages » repris par le pronom personnel de troisième personne « elles ». Le protagoniste est présenté par son prénom « Vernon » comme si on le connaissait et le lecteur est plongé in medias res dans son quotidien. On pénètre directement dans son univers et ses habitudes avec la locution adverbiale « d'habitude ». Il vit seul et se lève tôt avec la proposition subordonnée de temps « avant qu'elles arrivent ». Il semble garder un rythme de vie. C'est un portrait réaliste où le lecteur découvre l'intimité du personnage principal. Le point de vue adopté est le point de vue interne, on connaît les pensées du personnage avec les verbes de sentiment « a envie », « aimerait ». Le style d'écriture plutôt courant voire familier participe à cet aspect. Il est décrit comme un personnage banal qui a des goûts simples, le champ lexical du petit déjeuner et l'énumération « café serré, griller une tranche de pain, déjeuner en parcourant les gros titres » participent à cet effet. Il s'inscrit dans une société contemporaine, on relève des termes qui s'y rapportent « open space, agence de communication, cigarette à filtre jaune, Parisien et ordinateur ». On comprend d'emblée que le personnage vit dans la précarité avec l'emploi du conditionnel « aimerait ». On note l'opposition entre les envies du personnage et la réalité qui est centrée sur sa pauvreté. On relève un champ lexical du manque « n'a pas acheté, éventrant les mégots de la veille, il n'a rien à manger ». Le développement sur la cigarette avec la proposition subordonnée relative « qu'il roule », l'intensif « si fine » et la comparaison « comme tirer sur du papier » rajoute à l'aspect misérable. Cette situation dure depuis longtemps avec le CCT « depuis des semaines ». Le personnage semble centré sur le superflu : il n'a rien à manger mais il a toujours son abonnement à internet. L'extrême précarité de celui-ci est révélée dans sa situation ; il touche des aides, on le voit avec « l'allocation logement » et celle-ci est directement versée au propriétaire ce qui souligne l'absence de solvabilité de Vernon ainsi que la suspension de son abonnement téléphonique. Il apparaît comme un marginal en marge de la société mais il garde espoir, on le voit avec l'emploi du discours indirect libre « mais c'est quand même passé, jusque là. Pourvu que ça dure ». Les éléments du monde contemporain l'inscrivent dans une époque le XXIème siècle avec la référence à la technologie « internet, prélèvement, abonnement, téléphone portable, forfait » et aux aides pour les personnes à petit revenu « l'allocation logement ». Le personnage semble résigné et se laisse porter par les événements ; il n'a plus d'emprise sur sa vie. On relève l'expression familière « il ne se casse plus la tête » qui montre qu'il semble avoir abandonné. Tout est organisé de façon rigoureuse: il semble méthodique avec l'énumération de ses habitudes; l'heure du lever, le café, la cigarette. Il s'inscrit également dans une société organisée avec ses obligations liées à l'argent ; le champ lexical de la consommation « prélèvement, allocation logement, versée, abonnement, forfaits » participe à cela.
II. L'attitude du personnage et son rapport à la société.
Vernon n'a plus d'emprise sur la réalité. L'emploi de l'hyperbole « face à la débâcle » et son attitude désinvolte « il fait le mec qui ne remarque rien » soulignent l'opposition entre la situation de protagoniste et son attitude. La conclusion est « il garde une ligne de conduite » qui semble résumer la description précédente où le personnage est montré avec ses habitudes : se lever tôt, boire un café, cigarette, lecture. Mais la présence des deux points a une valeur explicative : sa ligne de conduite consiste à ignorer sa situation misérable. Il est spectateur de sa vie. Il la subit. L'emploi du verbe « contempler » souligne cela. La gradation « s'affaisser au ralenti puis l'effondrement s'est accéléré » révèle que le personnage se trouve dans une situation extrême où il n'y a pas de retour possible. Il semble avoir touché le fond et pourtant il est indifférent, voire insensible à ce qui l'entoure.
On assiste ensuite à un retour en arrière qui a pour vocation de narrer son parcours et d'expliquer la situation présente : Vernon est au chômage. Cette descente aux enfers montre l'échec qui caractérise le personnage et va le faire sombrer dans la déchéance. D'abord la société semble cruelle avec lui. L'emploi des verbes « radié » et « mourir » montre qu'il n'y a plus d'échappatoire. C'est un univers procédurier où l'on retrouve des références à l'administration « radié du RSA, courrier, copie du rapport, rédigé, conseillère ». Ensuite, même sa conseillère ne peut rien pour lui. Il dresse un portrait mélioratif de celle-ci où il montre leur relation cordiale « il s'entendait bien avec elle », la fréquence de leurs rendez-vous, on relève un champ lexical qui s'y rapporte « se sont rencontrés, régulièrement, pendant près de trois ans ». Elle reste impuissante face à la situation du personnage, la proposition subordonnée relative « où elle faisait mourir des plantes vertes » est une métaphore qui illustre son inefficacité. On remarque l'emploi de différents discours rapportés « ils avaient longuement parlé de son cas, madame Bodard avait suggéré, ils avaient consulté, ils s'étaient quittés en bons termes » qui montre que toutes les démarches entreprises sont vouées à l'échec et on a l'impression que le rapport entre les deux personnages s'apparente à une relation amoureuse « pendant trois ans, il s'entendait bien avec elle, avaient longuement parlé, s'étaient quittés en bons termes » qui se finit. Puis, nous avons des informations sur le métier du protagoniste « disquaire » et sur son âge « quarante-cinq ans ». L'hyperbole et la comparaison qui suivent « les offres d'emploi étaient plus rares que s'il avait travaillé dans l'extraction du charbon » soulignent le fait que son métier a disparu et qu'il doit se recycler. Ceci est annoncé par l'emploi du substantif « reconversion ». La succession des sigles « AFPA, GRETA, CFA, puis BEP » crée un effet de réalisme et inscrit bien le récit dans le XXIéme siècle. L'énumération d'actions « ils avaient consulté ensemble les stages qui lui étaient ouverts, et ils s'étaient quittés en bons termes, d'accord pour se retrouver et faire le point » montre tous les efforts qui ont été faits pour aider Vernon et pour le réinsérer dans la société. L'ellipse temporelle « trois ans plus tard » et la négation « n'a pas été retenue » montrent l'inefficacité du système qui rejette les personnes qui n'entrent pas dans un moule. La société est ainsi décrite comme une société égoïste où l'argent domine. Il n'y a pas de place pour Vernon qui est rejeté car trop vieux et obsolète. Le système est stérile et lent « trois ans », les stages n'aboutissent pas. Personne n'aide personne même Madame Bodard dont c'est le travail. La société est davantage fondée sur l'administratif que sur les rapports humains, il n'y a pas d'entraide. Le personnage subit échec sur échec, c'est une sorte de marginal par rapport à la société en même temps il s'inscrit dans celle-ci et la représente.
Conclusion :
Vernon Subutex incarne bien le marginal du XXIème siècle. Un homme mûr, au chômage, désenchanté qui ne parvient pas à s'insérer dans le système et vit dans la précarité voire même dans la misère. Ce portrait réaliste présente un antihéros qui incarne les questionnements de notre époque face à une société individualiste qui ne laisse aucune chance aux plus démunis. Nous pouvons rapprocher le personnage de Vernon du protagoniste de l’Etranger de Camus qui lui aussi est incompris et rejeté par la société de son temps.