Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
En 1870, à seulement seize ans, Arthur Rimbaud, poète français, compose Les Cahiers de Douai, un recueil lyrique où se mêlent émotion, révolte et une verve satirique. Cet ensemble est divisé en deux cahiers, contenant respectivement 15 et 7 poèmes, présentés dans un ordre chronologique. « Ma bohême », le dernier des vingt-deux poèmes, illustre parfaitement le portrait de ce jeune poète, en quête d'une liberté ardente, désireux d'échapper à la pesanteur de sa famille et à la médiocrité de sa ville natale, Charleville. Pour Rimbaud, la "Bohème" symbolise une existence faite de pauvreté, mais aussi de liberté, d'insouciance et de poésie. Le possessif "ma" dans le titre suggère une réappropriation de cet idéal, tandis que le sous-titre "Fantaisie" souligne encore davantage cette quête de liberté.
- Comment se dégage l'image du poète et de la poésie que R donne dans ce sonnet ?
- Quelles sont les caractéristiques de la "bohème" idéale de ce tout jeune poète ?
Introduction partielle: Dans ce premier quatrain, Rimbaud évoque ses aventures dans le dénuement, son exaltation, l'élan de sa marche, mais aussi la misère
Vers 1 à 2:
- Verbes de mouvement "Je m'en allais" (v1) - "J'allais" (v3)
- la dynamique d'un départ
- Aucune destination précise n'est mentionnée == bonheur réside seulement dans la fugue et l'errance.
- Emploi de l'imparfait : tout au long du poème
- Rimbaud évoque une expérience passée qui s’est répétée == fugues fréquentes
- Allitération en P : « les poings dans mes poches »
- Montre sa détermination, son impatience de s'affranchir des contraintes
- Champ lexical de la pauvreté : « poches crevées », « paletot » (= sa courte veste)
- dépeint un être aux vêtements abîmés
- la liberté est associée à la pauvreté
- Allitération en T + reprise de la même voyelle « paletOt AUssi »
- Crée une disphonie ( son désagréable )
- Aspect misérable, peu élégant du costume
Introduction partielle: Dans ce deuxième quatrain, Rimbaud poursuit l'image d'un poète libre et pauvre
Vers 5:
- Le singulier "unique" + adj "large"
- Autre détail trivial de son autoportrait
- Insiste sur sa misère
Vers 6 à 7:
- Métaphore : "Petit-Poucet rêveur" + Groupe nominale : "j'égrenais dans ma course des rimes" + Rejet "Des rimes"
- Illustre la condition miséreuse du jeune adolescent: il est comparé au Petit-Poucet
- La marche comme la halte constituent des occasions de créer
- Rimbaud exploite l’image des grains que l’on détache un à un (« j’égrenais ») pour suggérer des jeux sur les sonorités, de façon ludique === cela est souligné par le rejet frappant
Vers 7:
- Métaphore : "Mon auberge était à la Grande Ourse" + adj possessif "mon"
- Cette création a pour cadre une nature vaste, infinie, par la référence aux constellations
- Rappelle les nuits du jeune fugueur désargenté passées à la belle étoile
- Nature familière et accueillante == le poète s’empare de ce qui l’entoure, de cet espace qui s’ouvre devant lui.
Vers 8:
- l'onomatopée« un doux frou-frou » + l’assonance en OU "un doux frou-frou"
- Il dort à la belle étoile
- La perception visuelle du scintillement des astres assimilée à une sensation auditive ==== un jeu de synesthésies (=sensations plurielles par tous les sens)
- Cet espace naturel fait surgir en lui de nombreuses sensations ainsi qu'une grande imagination
- Onomatopée === nouvelle audace de la part du jeune poète s'amusant à déroger aux conventions de la poésie
- Cette liberté se vit dans la Nature avec enthousiasme == pas de domicile fixe == l'errance offre la possession de l'univers entier
Idée générale: Dans ce premier tercet, Rimbaud exprime son harmonie avec la nature qui lui apporte une sensation de fraîcheur et de vigueur.
Vers 9:
- l'enjambement + groupe verbal : "Et je les écoutais"
- Rimbaud rompt avec une autre tradition du sonnet : la séparation syntaxique des quatrains et des tercets
- On retrouve la sensation auditive développée au v. 8
- Renforce l'unité entre les quatrains et les tercets
Vers 10:
- l'apposition « assis au bord des routes »
- le poète au cœur de la nature
- Le goût de la marche, de l’aventure, et le mépris des biens matériels montrent l’appétit de liberté qui le caractérise
- L'expression « ces bons soirs de septembre » + enjambement : « je sentais des gouttes / de rosée à mon front »
- cette nature bienveillante est toujours source de sensations agréables
- On devine la douceur et la perception tactile qui traduisent une vive fraîcheur
Vers 11:
- La comparaison « comme vin de vigueur »
- La nature communique sa force à l'artiste, le régénère.
Idée générale: Ce tercet évoque un moment de rêverie poétique, où le poète, dans un univers mystérieux, trouve une forme d’inspiration et de liberté créative.
Vers 12:
- Répétition du pronom relatif où
- Traduit le ton exalté du poète
- L'apposition « rimant au milieu des ombres fantastiques »
- La marche au sein de la nature, cette errance savoureuse, favorise la création poétique
- Le groupe « au milieu des ombres fantastiques »
- L'espace naturel, la nuit, prend des allures surnaturelles
- Il transfigure ainsi la réalité, en lui donnant une dimension féérique.
Vers 13:
- Comparaison : « comme des lyres »
- L'idée de la liberté et du plaisir du jeu
- Groupe verbal : «je tirais les élastiques»
- Référence à Orphée , qui incarne, dans la mythologie antique, LE poète par excellence
- Il aborde un sujet prosaïque ( les lacets de ses chaussures )
Vers 14:
- Métonymie : « souliers blessés »
- désigne les pieds blessés par les heures de marche du poète vagabond.
- Groupe verbal : "un pied près de mon cœur"
- un jeu amusant né du rapprochement entre la réalité triviale des « souliers » et le « cœur »
- allusion à la poésie lyrique amoureuse dont il tourne les clichés en dérision
→ On retrouve donc ici un Rimbaud impertinent, désireux de remettre en cause les conventions,
et qui se moque aussi de lui-même, de sa propre exaltation poétique.
Dans « Ma Bohème », Rimbaud dépeint le poète comme un être libre et marginal, l'« homme aux semelles de vent » (Verlaine), dont l'imagination s'épanouit dans la nature. Ce sonnet léger et humoristique, tout en évoquant des éléments autobiographiques, parodie les postures romantiques et malmène la forme traditionnelle. Rimbaud s’amuse avec les quatrains et les tercets, créant des décalages rythmiques qui reflètent son vagabondage.
Le sous-titre « fantaisie » souligne cette liberté : le poète se moque des thèmes lyriques classiques tout en gardant un regard amusé sur lui-même. « Ma bohême » est un hymne à la liberté créatrice, célébrant les marches solitaires et un mépris des conventions bourgeoises. À travers ce poème, Rimbaud incarne une bohème personnelle, riche d’un amour pour l’insouciance et la poésie.