C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
En 1870, à seulement seize ans, Arthur Rimbaud compose Les Cahiers de Douai, un recueil lyrique mêlant émotion et révolte, avec une touche de satire. Ce recueil comprend deux cahiers de 15 et 7 poèmes, présentés chronologiquement.
Dans “Le Dormeur du Val”, Rimbaud aborde la guerre franco-prussienne avec une puissance saisissante. La scène, où un soldat “endormi” repose dans une nature sereine, dégage un malaise poignant, révélant le contraste entre la paix apparente et les horreurs du conflit. Ce poème incarne l'esprit du mouvement symboliste et préfigure son style audacieux, que l'on retrouve également dans “Sensation” et “Le Bateau Ivre”, où il explore avec brio des émotions profondes et des critiques sociales incisives.
- Comment ce tableau poétique d’un soldat endormi au cœur d’une nature magnifique prépare une chute brutale au service d’une dénonciation de la guerre ?
- En quoi ce poème dénonce-t-il , de façon originale, les atrocités de la guerre ?
Idée générale : Le premier quatrain annonce la description d’un cadre idyllique qui ressemble aux tableaux impressionnistes dont l’art émerge en 1870.
Vers 1 et 2 :
- Deux présentatifs : « c’est un trou de verdure ... c’est un petit val ».
- Description d'un paysage extraordinaire
- Hypotypose == tableau champêtre lumineux et vivant
- Union des sensations == tableau féérique
- Personnification : « chante une rivière »
- Eau == symbole traditionnel de la vie
- Enjambement des trois premiers vers : “Rivière - Accrochant” ; “Haillons - D’argent”
- Vivacité du cours de la rivière
- Adverbe “Follement” + Assonance “an” + Élisions des [ e muets ] + Allitérations en [ l ] et [ r ]
- Accentuent la vivacité du cours de la rivière
- Rejet : “Haillons - D’argent”
- Métaphore des gouttes d’eau qui éclaboussent les rives.
Vers 3 et 4 :
- Personnification : « la montagne fière »
- Paysage animé joyeusement
- Terme : “Soleil” + Rejet : “Luit”
- Lumière accentuée
- Autre symbole de la vie
- Métaphore : « un petit val qui mousse de rayons »
- Confirme cette impression d’une vie joyeuse et intense
- Eau + Lumière = Aspect merveilleux et irréel du paysage.
Idée générale : Le second quatrain met en scène le repos d’un soldat au creux de ce
paisible vallon.
Première interprétation : Repos du soldat
V 5 à 6 :
- Place inattendue dans le vers
- Met en valeur l’âge du soldat
- Description du soldat : « bouche ouverte », « tête nue », « nuque baignant dans le frai cresson bleu »
- Il est tel un enfant endormi
V 7 :
- Attire l’attention sur l’état du soldat.
- Soldat étendu dans l’herbe pour se reposer.
- Renvoie au titre “Le Dormeur du Val”.
- Hypothèse : le soldat fait une halte réparatrice entre deux combats
Deuxième interprétation : Mort du soldat
V 5 à 8 :
- Adjectifs “Ouverte” (v.5) - “Pâle” (v.8) :
- Doute - Dissonance == Interprétation différente du sommeil.
- Repos == devient inquiétant.
- Rythme en decrescendo + [ e muets ] : 5 syllabes “Un soldat jeune”, 4 syllabes “bouche ouverte”, 3 syllabes “tête nue” :
- Arrêt sur image dans le cadre vivant joyeux.
- Contraste fort entre le soldat immobile et la nature environnante.
- Périphrase “Il fait un somme” (v.10) + Adjectif “Tranquille” (v.14) :
- Accentue l’idée d’arrêt sur image et suspension du temps.
Idée générale: Le premier tercet confirme l’inquiétude dans l’état du dormeur de par les éléments qui l’entourent.
V 9 à 10 :
- Répétition "il dort" au niveau de l'hémistiche
- Confirme désormais le caractère étrange du sommeil
- les pieds « dans les glaïeuls »
- Impression insolite accentuée
- Fleurs posées sur les tombes == symbolisent la mort, les enterrements, le deuil.
Oppositions et Répétitions == Interroger sur le véritable sens du sommeil du soldat
- Pléonasme “Il dort’ - “Il fait un somme” :
- Instaure un climat rassurant et paisible
- Adjectifs “Malade” - “Froid” (v.11) :
- Rupture alarmante.
- Comparaison + Conditionnel + Répétition : “ Souriant comme sourirait un enfant malade” :
- Brouille l’interprétation du lecteur == indices positifs et négatifs.
- Sourire inquiétant
V 11 :
- Personnification : “Nature, berce-le chaudement”
- Chez Rimbaud, nature == protectrice, s’oppose à la violence et à la guerre
- Bienveillance rôle maternel de la nature
- Invocation : “Nature, berce-le chaudement : il a froid”
- Contraste entre le chaud et le froid
- La “Nature” == Divinité maternelle
- Jeunesse du soldat accentuée
Idée générale : Le deuxième tercet laisse voir l’effet de surprise final du poème, invitant le lecteur à reconsidérer son interprétation.
V 12 à 13 :
- La phrase : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine; Il dort dans le soleil"
- Le soldat n’est pas sensible au cadre naturel dans lequel il se trouve.
- Odorat == ne réagit pas aux sollicitations olfactives.
- Chaleur == ne ressent rien alors qu’il est exposé en plein soleil.
- Sens paraissent inertes == présage d’un soldat sans vie.
V 14 :
Le dernier vers d’un sonnet introduit une surprise ultime == reconsidérer l’ensemble du poème.
- Accentue l’immobilité du dormeur
- Mention de : « deux trous rouges au côté droit »
- Tranquillité contredite
- Le soldat est mort après avoir reçu deux balles dans son flanc droit.
Pour conclure, cet extrait témoigne de la maîtrise poétique d'Arthur Rimbaud, qui, dès son jeune âge, dépeint l'inconscience humaine face à la guerre. Le soldat, inscrit dans un cadre lumineux et paisible au sein d'une nature éclatante, symbolise les victimes oubliées du conflit. Rimbaud exprime une colère sourde, empreinte de pitié, en invoquant la “Nature” comme une source de liberté et de vie.
Ce poème préfigure l'élan créatif que Rimbaud déploiera plus tard dans “Aube”. Libéré des contraintes de la versification, il ose l'audace du poème en prose, marquant ainsi le début d'une révolution poétique qui redéfinira les frontières de la poésie elle-même.