I) Le devoir est il une contrainte ou une obligation
1)Le devoir comme contrainte
-Le devoir est généralement vécu comme une contrainte institutionnalisée : l’élève doit faire ses devoirs avant d’aller jouer ; le salarié doit travailler pour gagner sa vie ; le commerçant doit voyager pour trouver des clients.
-Le devoir désigne ici une nécessité : c’est une contrainte objective qui s’impose à moi. Je suis matériellement déterminé, tout comme une pierre jetée en l’air doit retomber. Dans cette perspective, le devoir n’a aucun sens moral. C’est ce que Kant nomme l’hétéronomie, c’est-à-dire le fait d’obéir à une loi extérieure à sa volonté.
2) Le devoir comme obligation morale
-Tandis qu’on se soumet à une contrainte, on obéit librement à une obligation. Dans le second cas, le devoir résulte d’un libre choix. C’est ce que Kant nomme l’autonomie – du grec auto (« soi ») et nomos (« loi ») –, qui désigne l’obéissance à sa propre loi.
-Le verbe « devoir » vient du latin debere (« être en dette »), ce qui inscrit le devoir dans un échange et une rétribution. Faire son devoir exige d’aller contre ses désirs égoïstes et ses sentiments intéressés. Le devoir implique souvent l’idée de sacrifice au nom d’un idéal supérieur, du bien ou d’une loi universelle. C’est pourquoi Nietzsche dit du devoir kantien que « l’impératif catégorique a un relent de cruauté ». Il y voit l’origine de la culpabilité et de la faute en morale.
-Sartre présente le cas d’un jeune homme qui veut, sous l’Occupation, rejoindre la Résistance, ce qui l’oblige à abandonner sa vieille mère.
-Il en ressort que le devoir moral doit être distingué des contraintes matérielles ou sociales ; qu’il s’oppose au plaisir et qu’il suppose un libre choix de la volonté.
3) Le devoir moral comme résistance au désir
-Le devoir moral suppose une résistance à un désir. Il est une mise à l’épreuve de la volonté et quelqu’un sans tentation ni désir ignorerait tout du devoir, donc de la moralité.
-L’animal ne connaît pas le devoir moral non plus, car il a bien des instincts, mais qui ne sont limités que par la nécessité extérieure (un rival plus fort par exemple), et non par une volonté libre intérieure.
-L’épreuve du devoir suppose une double nature humaine, un conflit intérieur entre une volonté raisonnable et des désirs honteux, entre ce que Kant appelle une nature intelligible d’une part et une nature pathologique d’autre part, laquelle subit les passions.
-L’expérience du devoir passe par le sentiment de honte, qui signale ce qu’on ne doit pas faire. À l’inverse, l’absence de honte signale l’absence de tout sens moral, supprimant toute limite et tout interdit à l’action et conduisant à l’amoralité. Cette dernière signifie une indifférence au bien et au mal, qu’il ne faut pas confondre avec l’immoralité, qui désigne le choix de violer les devoirs moraux.
Ex : Dans L’Odyssée d’Homère, Ulysse se fait attacher au bateau pour entendre le chant des sirènes sans succomber à leur charme et se faire engloutir par les flots. Le devoir moral de résister à la tentation devient une contrainte dans la mesure où Ulysse connait la faiblesse de sa volonté.
II) Le devoir est-il absolu ou relatifs ?
1) Kant : le devoir comme impératif catégorique
-Agir par devoir, c’est supposer que tous puissent agir comme moi et réciproquement. Par exemple, si je m’interdis de mentir (devoir de véracité), je peux exiger que tous également disent la vérité. Réciproquement, si j’exige que les autres me disent la vérité, je dois aussi l’exiger de moi-même.
-Tout devoir possède un contenu particulier qui doit pouvoir prendre une forme d’obligation universelle. Qu’il s’agisse du mensonge, du vol, du meurtre ou encore de l’indécence, l’interdit doit être universalisable pour être moral.
-Le mensonge, pour Kant, est le mal radical. Mentir revient à traiter autrui en objet et non en personne libre. Mentir détruit la confiance indispensable aux relations morales.
-D’où la formulation kantienne de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »
-Cet impératif est catégorique : il est sans condition, c’est-à-dire inconditionné, et aucune excuse ne doit m’empêcher d’y obéir.
-Les stoïciens, comme Chrysippe ou Épictète, appellent katortoma le devoir proprement moral, qui est absolu : il s’applique à toutes les situations, à travers l’effort de bien faire, peu importe le contenu de l’action. Aussi, d’un point de vue strictement moral, une faute d’orthographe est aussi grave qu’un meurtre.
-Cette rectitude morale est le propre du sage. Mais, disent les stoïciens, il n’est pas certain qu’un sage ait un jour existé, tant la pureté exigée paraît surhumaine.
2) Les devoirs relatifs
-Les stoïciens différencient du katortoma les kathêkonta, ou devoirs d’état, comme le devoir des parents d’éduquer leur enfant, ou le devoir du soldat de défendre son pays. Il s’agit là de devoirs sociaux liés à un rôle et à une responsabilité particulière. Ils sont donc relatifs.
-Ces devoirs relatifs recherchent le préférable ou le convenable et fuient ce qui est nuisible. Par exemple, j’ai le devoir de protéger ma santé et je dois éviter les amis qui me trahissent.
-Entre les préférables et les nuisibles, les stoïciens situent les indifférents, qui ne sont pas objets de devoir : il m’est indifférent d’avoir des cheveux en nombre pair ou impair, je n’ai donc aucun devoir en la matière.
-Ces devoirs relatifs ne dépendent pas d’un bien ou d’un mal absolu. Ils intéressent davantage la sociologie que la morale, il s’agit plus de ce qu’il convient de faire, selon le lieu et le moment, que de ce qu’on doit faire universellement.
-Le sociologue Durkheim estime que les devoirs sont l’intériorisation des règles de la société, en particulier au moyen de l’éducation. Ils sont donc relatifs à chaque société. Par exemple, on peut considérer que le devoir de respecter le bien d’autrui correspond à l’exigence d’une société fondée sur la propriété privée.
III) Est-ce l’intention ou le résultat qui compte ?
1) La vertu est dans l’intention
-Si le devoir est désintéressé, comme le veut Kant, peu importe le résultat. Ainsi, mon devoir est de porter secours à quelqu’un qui se noie. N’écoutant que mon devoir, je plonge et tente de toutes mes forces de le sauver, mais le courant est trop fort, le corps trop lourd… j’échoue. Il reste que j’aurai fait tout mon possible, et je peux considérer que j’ai fait mon devoir.
-La valeur morale du devoir ne dépend pas de la réussite ou de l’échec. Elle réside dans l’intention et dans l’effort de la volonté pour réaliser cette intention. Mais l’effort doit réellement accompagner l’intention, sans quoi nous nous contentons d’une bonne conscience, pleine de bonnes intentions mais qui ne fait rien.
-Cette distinction stoïcienne réserve à la morale la part de notre action qui dépend de nous. Ainsi, la valeur morale de l’action et le devoir purement moral (le katortoma) résident uniquement dans la droiture de la volonté non dans le résultat. Il dépend de l’archer de bien viser, mais atteindre la cible ne dépend pas de lui, car un coup de vent peut détourner la flèche.
-Notons que, pour les stoïciens, les biens extérieurs, y compris notre corps, ne dépendent pas de nous, mais du hasard ou du destin. Par conséquent, nous n’avons ni pouvoir ni responsabilité morale sur eux.
2) La vertu est dans les conséquences
-Pour lui, le devoir doit se juger aussi aux résultats objectifs. Ainsi, la morale doit se prolonger dans le droit et la politique, et viser à changer le monde. La liberté doit se réaliser dans l’histoire, et non rester purement subjective et intérieure.
-L’intention ne suffit pas, si elle ne se donne pas les moyens de réussir. Le devoir doit accepter de « se salir les mains » par la prise en compte de la réalité extérieure : dans certains cas, la fin justifie les moyens.
-L’utilitarisme de Bentham et John Stuart Mill soutient que la valeur morale de l’action dépend de son utilité, donc de ses conséquences pour le bonheur de l’individu et de la société.
-De bonnes intentions peuvent produire des catastrophes. Inversement, on peut faire le bien avec des intentions malhonnêtes, comme le trafiquant qui enrichit son pays, faisant le bien (économique) à un certain niveau.
-« Les vices privés font la vertu publique », écrivait Mandeville, signifiant par ces mots que les passions égoïstes favorisent la prospérité de tous. De même, Hegel évoque une « ruse de la raison » à propos du rôle moteur des passions immorales, comme l’ambition ou la cupidité, dans le progrès de la liberté en histoire.
-On appelle conséquentialistes les doctrines qui jugent de la moralité d’un acte à ses conséquences. Mais ici le risque est grand que « la fin justifie les moyens », ce que refuse la morale.
Ex : Les mains sales, de Sartre(1948) met en scène un groupe qui, pour faire avancer sa cause révolutionnaire, prépare un assassinat politique. Un débat s’instaure entre les personnages sur la légitimité des moyens criminels au regard de la fin. Cela revient à opposer une conception kantienne, qui veut que chaque action soit vertueuse en soi, à une conception hégélienne, pour laquelle d’un mal peut naitre un bien.
I) Le devoir est il une contrainte ou une obligation
1)Le devoir comme contrainte
-Le devoir est généralement vécu comme une contrainte institutionnalisée : l’élève doit faire ses devoirs avant d’aller jouer ; le salarié doit travailler pour gagner sa vie ; le commerçant doit voyager pour trouver des clients.
-Le devoir désigne ici une nécessité : c’est une contrainte objective qui s’impose à moi. Je suis matériellement déterminé, tout comme une pierre jetée en l’air doit retomber. Dans cette perspective, le devoir n’a aucun sens moral. C’est ce que Kant nomme l’hétéronomie, c’est-à-dire le fait d’obéir à une loi extérieure à sa volonté.
2) Le devoir comme obligation morale
-Tandis qu’on se soumet à une contrainte, on obéit librement à une obligation. Dans le second cas, le devoir résulte d’un libre choix. C’est ce que Kant nomme l’autonomie – du grec auto (« soi ») et nomos (« loi ») –, qui désigne l’obéissance à sa propre loi.
-Le verbe « devoir » vient du latin debere (« être en dette »), ce qui inscrit le devoir dans un échange et une rétribution. Faire son devoir exige d’aller contre ses désirs égoïstes et ses sentiments intéressés. Le devoir implique souvent l’idée de sacrifice au nom d’un idéal supérieur, du bien ou d’une loi universelle. C’est pourquoi Nietzsche dit du devoir kantien que « l’impératif catégorique a un relent de cruauté ». Il y voit l’origine de la culpabilité et de la faute en morale.
-Sartre présente le cas d’un jeune homme qui veut, sous l’Occupation, rejoindre la Résistance, ce qui l’oblige à abandonner sa vieille mère.
-Il en ressort que le devoir moral doit être distingué des contraintes matérielles ou sociales ; qu’il s’oppose au plaisir et qu’il suppose un libre choix de la volonté.
3) Le devoir moral comme résistance au désir
-Le devoir moral suppose une résistance à un désir. Il est une mise à l’épreuve de la volonté et quelqu’un sans tentation ni désir ignorerait tout du devoir, donc de la moralité.
-L’animal ne connaît pas le devoir moral non plus, car il a bien des instincts, mais qui ne sont limités que par la nécessité extérieure (un rival plus fort par exemple), et non par une volonté libre intérieure.
-L’épreuve du devoir suppose une double nature humaine, un conflit intérieur entre une volonté raisonnable et des désirs honteux, entre ce que Kant appelle une nature intelligible d’une part et une nature pathologique d’autre part, laquelle subit les passions.
-L’expérience du devoir passe par le sentiment de honte, qui signale ce qu’on ne doit pas faire. À l’inverse, l’absence de honte signale l’absence de tout sens moral, supprimant toute limite et tout interdit à l’action et conduisant à l’amoralité. Cette dernière signifie une indifférence au bien et au mal, qu’il ne faut pas confondre avec l’immoralité, qui désigne le choix de violer les devoirs moraux.
Ex : Dans L’Odyssée d’Homère, Ulysse se fait attacher au bateau pour entendre le chant des sirènes sans succomber à leur charme et se faire engloutir par les flots. Le devoir moral de résister à la tentation devient une contrainte dans la mesure où Ulysse connait la faiblesse de sa volonté.
II) Le devoir est-il absolu ou relatifs ?
1) Kant : le devoir comme impératif catégorique
-Agir par devoir, c’est supposer que tous puissent agir comme moi et réciproquement. Par exemple, si je m’interdis de mentir (devoir de véracité), je peux exiger que tous également disent la vérité. Réciproquement, si j’exige que les autres me disent la vérité, je dois aussi l’exiger de moi-même.
-Tout devoir possède un contenu particulier qui doit pouvoir prendre une forme d’obligation universelle. Qu’il s’agisse du mensonge, du vol, du meurtre ou encore de l’indécence, l’interdit doit être universalisable pour être moral.
-Le mensonge, pour Kant, est le mal radical. Mentir revient à traiter autrui en objet et non en personne libre. Mentir détruit la confiance indispensable aux relations morales.
-D’où la formulation kantienne de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »
-Cet impératif est catégorique : il est sans condition, c’est-à-dire inconditionné, et aucune excuse ne doit m’empêcher d’y obéir.
-Les stoïciens, comme Chrysippe ou Épictète, appellent katortoma le devoir proprement moral, qui est absolu : il s’applique à toutes les situations, à travers l’effort de bien faire, peu importe le contenu de l’action. Aussi, d’un point de vue strictement moral, une faute d’orthographe est aussi grave qu’un meurtre.
-Cette rectitude morale est le propre du sage. Mais, disent les stoïciens, il n’est pas certain qu’un sage ait un jour existé, tant la pureté exigée paraît surhumaine.
2) Les devoirs relatifs
-Les stoïciens différencient du katortoma les kathêkonta, ou devoirs d’état, comme le devoir des parents d’éduquer leur enfant, ou le devoir du soldat de défendre son pays. Il s’agit là de devoirs sociaux liés à un rôle et à une responsabilité particulière. Ils sont donc relatifs.
-Ces devoirs relatifs recherchent le préférable ou le convenable et fuient ce qui est nuisible. Par exemple, j’ai le devoir de protéger ma santé et je dois éviter les amis qui me trahissent.
-Entre les préférables et les nuisibles, les stoïciens situent les indifférents, qui ne sont pas objets de devoir : il m’est indifférent d’avoir des cheveux en nombre pair ou impair, je n’ai donc aucun devoir en la matière.
-Ces devoirs relatifs ne dépendent pas d’un bien ou d’un mal absolu. Ils intéressent davantage la sociologie que la morale, il s’agit plus de ce qu’il convient de faire, selon le lieu et le moment, que de ce qu’on doit faire universellement.
-Le sociologue Durkheim estime que les devoirs sont l’intériorisation des règles de la société, en particulier au moyen de l’éducation. Ils sont donc relatifs à chaque société. Par exemple, on peut considérer que le devoir de respecter le bien d’autrui correspond à l’exigence d’une société fondée sur la propriété privée.
III) Est-ce l’intention ou le résultat qui compte ?
1) La vertu est dans l’intention
-Si le devoir est désintéressé, comme le veut Kant, peu importe le résultat. Ainsi, mon devoir est de porter secours à quelqu’un qui se noie. N’écoutant que mon devoir, je plonge et tente de toutes mes forces de le sauver, mais le courant est trop fort, le corps trop lourd… j’échoue. Il reste que j’aurai fait tout mon possible, et je peux considérer que j’ai fait mon devoir.
-La valeur morale du devoir ne dépend pas de la réussite ou de l’échec. Elle réside dans l’intention et dans l’effort de la volonté pour réaliser cette intention. Mais l’effort doit réellement accompagner l’intention, sans quoi nous nous contentons d’une bonne conscience, pleine de bonnes intentions mais qui ne fait rien.
-Cette distinction stoïcienne réserve à la morale la part de notre action qui dépend de nous. Ainsi, la valeur morale de l’action et le devoir purement moral (le katortoma) résident uniquement dans la droiture de la volonté non dans le résultat. Il dépend de l’archer de bien viser, mais atteindre la cible ne dépend pas de lui, car un coup de vent peut détourner la flèche.
-Notons que, pour les stoïciens, les biens extérieurs, y compris notre corps, ne dépendent pas de nous, mais du hasard ou du destin. Par conséquent, nous n’avons ni pouvoir ni responsabilité morale sur eux.
2) La vertu est dans les conséquences
-Pour lui, le devoir doit se juger aussi aux résultats objectifs. Ainsi, la morale doit se prolonger dans le droit et la politique, et viser à changer le monde. La liberté doit se réaliser dans l’histoire, et non rester purement subjective et intérieure.
-L’intention ne suffit pas, si elle ne se donne pas les moyens de réussir. Le devoir doit accepter de « se salir les mains » par la prise en compte de la réalité extérieure : dans certains cas, la fin justifie les moyens.
-L’utilitarisme de Bentham et John Stuart Mill soutient que la valeur morale de l’action dépend de son utilité, donc de ses conséquences pour le bonheur de l’individu et de la société.
-De bonnes intentions peuvent produire des catastrophes. Inversement, on peut faire le bien avec des intentions malhonnêtes, comme le trafiquant qui enrichit son pays, faisant le bien (économique) à un certain niveau.
-« Les vices privés font la vertu publique », écrivait Mandeville, signifiant par ces mots que les passions égoïstes favorisent la prospérité de tous. De même, Hegel évoque une « ruse de la raison » à propos du rôle moteur des passions immorales, comme l’ambition ou la cupidité, dans le progrès de la liberté en histoire.
-On appelle conséquentialistes les doctrines qui jugent de la moralité d’un acte à ses conséquences. Mais ici le risque est grand que « la fin justifie les moyens », ce que refuse la morale.
Ex : Les mains sales, de Sartre(1948) met en scène un groupe qui, pour faire avancer sa cause révolutionnaire, prépare un assassinat politique. Un débat s’instaure entre les personnages sur la légitimité des moyens criminels au regard de la fin. Cela revient à opposer une conception kantienne, qui veut que chaque action soit vertueuse en soi, à une conception hégélienne, pour laquelle d’un mal peut naitre un bien.