Cet article d’Annick Madec, publié dans la revue Sociologie et sociétés (2016), explore la sociologie narrative comme une pratique spécifique de la discipline sociologique, centrée sur le récit, la narration d’expériences et l’artisanat du savoir sociologique. L’auteure propose une réflexion théorique, historique et méthodologique, illustrée par deux récits d’enquête, pour montrer comment le récit peut renouveler la compréhension du social et le rapport entre sciences sociales et société.
présentation générale
1.La sociologie narrative: définition et fondements
a. Définition et positionnement
La sociologie narrative se définit comme une pratique de la sociologie qui mobilise le récit non pas pour faire œuvre littéraire, mais pour produire une connaissance du social à travers l’écriture et l’oralité. Elle s’inscrit dans une tradition qui valorise la transmission de l’expérience, l’échange civil et la restitution du réel par l’écriture, à la manière d’un artisanat : le sociologue-narrateur façonne la matière du vécu comme un artisan travaille la matière brute, en y imprimant sa marque, mais sans prétendre à l’universalité de la littérature ou à la neutralité de la science pure.
b. Un artisanat civil
L’artisanat de la sociologie narrative implique un savoir-faire spécifique, la mobilisation d’outils classiques de la discipline (enquête, observation, analyse), mais aussi une attention à la vie ordinaire, aux détails, à la subjectivité des acteurs. C’est un « artisanat civil » car il vise à rendre les savoirs sociologiques accessibles à tous, spécialistes comme profanes, en privilégiant le dialogue, la transmission, l’ouverture et la pluralité des voix.
c. Rapport à la littérature et aux sciences
La sociologie narrative s’est construite dans la tension entre sciences sociales, littérature et sciences de la nature. Historiquement, des controverses ont opposé sociologues, écrivains et scientifiques sur la légitimité de leurs modes de connaissance, la sociologie narrative revendiquant une place singulière : ni pure littérature, ni pure science, mais une pratique qui conjugue subjectivité et objectivité, expérience et conceptualisation.
2.Sociologie publique et démocratisation du savoir
a. Sociologie publique selon Burawoy
La sociologie narrative s’inscrit dans le mouvement de la « sociologie publique » défendu par Michael Burawoy : il s’agit de « retraduire » les savoirs produits dans l’espace académique vers la société, de restituer aux enquêté·e·s la connaissance dont ils sont la source, de transformer les problèmes privés en questions publiques et de régénérer la fibre morale de la sociologie.
b. Dialogue avec les profanes
Cette démarche implique un dialogue avec les profanes, les « non-spécialistes », pour que leurs expériences individuelles puissent être reconnues comme des expériences collectives, sociales, historiques. La sociologie narrative vise à donner voix à celles et ceux qui sont souvent invisibilisés dans la sphère publique, en croisant les savoirs du chercheur et ceux des enquêtés.
c. Démocratisation et accès au savoir
Qualifier la sociologie narrative de « civile » permet de couper court aux accusations de politisation : il s’agit de rendre le savoir sociologique accessible, compréhensible et appropriable par le plus grand nombre, sans céder à l’illusion d’objectivité totale ni à la tentation de l’érudition fermée
3.Récit, explication et compréhension
a. Tension entre explication et narration
Le récit sociologique doit articuler explication scientifique et narration de l’expérience vécue. Walter Benjamin, repris par Yves Citton, distingue le « bon conteur » (qui laisse ouvertes de multiples interprétations, donne des explications implicites) du « mauvais conteur » (qui impose une explication explicite et ferme le récit). La sociologie narrative cherche à maintenir cette ouverture, tout en dessinant en toile de fond les structures sociales qui orientent les histoires individuelles et collectives.
b. Déplacement des points de vue
Le récit permet de « déplacer les points de vue » : rendre familier ce qui est étrange, étrange ce qui est familier, ouvrir à la pluralité des interprétations et des expériences. Le récit sociologique, en ce sens, est un opérateur de compréhension, qui permet au lecteur de s’approprier l’histoire, de la prolonger, de la discuter.
La narration est un moyen de transmettre l’expérience, de donner des « conseils » au sens où l’entend Benjamin : non pas des réponses toutes faites, mais des manières de poursuivre l’histoire, d’ouvrir des possibles, de permettre l’appropriation collective du vécu.
4.matériaux et méthodes de la sociologie narrative
a. Collecte des matériaux
Le sociologue narratif s’appuie sur une diversité de matériaux issus de la vie quotidienne : conversations, journaux intimes, carnets de bord, lettres, archives privées, témoignages oraux ou écrits. Il prête attention à des pratiques culturelles ordinaires souvent tenues pour insignifiantes, à des traces qui ne sont pas conservées dans des lieux d’archivage officiels, mais qui témoignent de l’inventivité, des ruses, des contraintes et des résistances du quotidien.
b. Observation participante et immersion
La pratique narrative suppose une implication forte du chercheur sur le terrain, une capacité à converser, à écouter, à recueillir des récits dans leur spontanéité, parfois en respectant un contrat tacite entre narrateur et conteur, parfois en insérant des fragments de conversation dans d’autres récits. L’observation participante, l’immersion dans la vie des enquêtés, la restitution fidèle des émotions et des interactions sont au cœur de cette méthode.
c. Scénarisation et mise en récit
Le sociologue organise et scénarise les matériaux recueillis pour produire un récit qui articule expériences individuelles et contextes sociaux, économiques, politiques. Il choisit un angle, adopte un point de vue, met en scène les situations, tout en laissant place à la pluralité des interprétations et à la transmission collective du récit.
5.éthique et politique du récit
a. Responsabilité du sociologue-narrateur
Le sociologue-narrateur assume une responsabilité envers les personnes dont il recueille et transmet les récits : respect de la dignité, anonymat, fidélité à l’expérience vécue, souci de ne pas trahir la parole des enquêtés. Il s’agit aussi d’accepter que la publication d’un récit engage une réponse politique, au sens où elle participe à la construction d’un bien commun, d’un bien public.
b. Dimension politique et démocratique
La sociologie narrative vise à rendre visibles les expériences invisibilisées, à combattre l’indifférence, à ouvrir un espace démocratique d’attention et de compréhension partagée. Elle s’oppose à la psychologisation des problèmes sociaux (qui les réduit à des questions individuelles et subjectives) et cherche à relier l’individuel au collectif, à politiser et historiciser les expériences.
c. Alliance entre raison et émotions
Le récit permet d’allier analyse rationnelle et expression des émotions, considérées comme des sources légitimes de connaissance. L’alliance entre raison et émotions est au cœur de la démarche narrative, qui valorise la sensibilité, l’empathie, la capacité à comprendre l’autre dans sa complexité.
6.exemples de récits et analyse
a. « La petite bonne et la Grande Guerre »
Ce récit croise les trajectoires de deux femmes issues de milieux sociaux différents, dont les vies sont bouleversées par la guerre, les inégalités sociales, la transmission familiale, le genre et la mémoire. Il met en lumière la porosité entre sphère privée et sphère publique, la question de l’intimité, de la propriété, de la mobilité sociale, et des rapports de pouvoir. Le récit montre comment les expériences individuelles sont prises dans des structures collectives, comment la guerre affecte les destins, comment les liens de service, d’attachement ou de domination se transforment au fil du temps. Il donne à voir la complexité des rapports sociaux, la fragilité des statuts, l’ambivalence des relations entre dominants et dominés.
b. « Le silence du radio »
Ce témoignage d’un ancien appelé d’Algérie illustre la difficulté à dire l’indicible, la volonté de ne pas réduire l’expérience de la guerre à une question psychologique, mais de l’inscrire dans l’histoire collective. Le récit aborde la question de la culpabilité, du silence, de la transmission intergénérationnelle, du rapport à la violence et à la mémoire. Il montre comment le récit sociologique peut accueillir la parole de ceux qui ne se reconnaissent pas dans les discours dominants, comment il peut rendre compte de la complexité des expériences de guerre, de la difficulté à trouver une place pour sa propre histoire dans la mémoire collective.
7. Problématisation et enjeux contemporains
a. Débats entre disciplines et statuts du récit
La sociologie narrative s’est construite dans la tension entre sciences sociales, littérature et sciences de la nature, avec des débats sur la légitimité des modes de connaissance, la place du récit, le statut de l’écriture. Elle revendique une pratique qui conjugue rigueur scientifique, attention à l’expérience vécue, ouverture à la pluralité des voix et des interprétations.
b. Valorisation des récits de femmes et d’anonymes
La sociologie narrative valorise les récits de femmes, d’anonymes, de « Madame Tout-le-Monde », montrant que les expériences ordinaires sont essentielles à la compréhension du social. Elle s’oppose à la division sexuée des tâches entre « homme-science » (concept, abstraction) et « littérature-femme » (sensible, vécu), et cherche à réhabiliter la parole des dominés, des invisibilisés, des groupes subalternes.
c. Critique de la psychologisation
La sociologie narrative critique la tendance contemporaine à individualiser et à dépolitiser les problèmes sociaux, en les réduisant à des questions psychologiques. Elle insiste sur la nécessité de relier l’individuel au collectif, de politiser et d’historiciser les expériences, de restituer la complexité des situations sociales.
Conclusion
La sociologie narrative, telle que présentée par Annick Madec, est une démarche qui renouvelle la pratique sociologique en plaçant le récit au cœur de la connaissance du social. Elle repose sur une alliance entre rigueur scientifique, attention à l’expérience vécue, ouverture à la pluralité des voix et des interprétations, et engagement éthique et politique. Elle invite à une démocratisation du savoir sociologique, à une réhabilitation du récit comme opérateur de compréhension et de transformation sociale, et à une réflexion sur la place du chercheur, du narrateur et du lecteur dans la construction du savoir.