Une boussole fondamentale de l’action publique, entre exigence républicaine, pluralité contemporaine et arbitrage stratégique
I. Une notion fondatrice, à la croisée de la philosophie politique, du droit administratif et de l’histoire républicaine
A. Une finalité centrale mais non définie en droit positif
• L’intérêt général est la finalité de l’action de l’État et des collectivités publiques, la raison d’être de l’administration, et la justification de l’usage de la contrainte publique.
• Pourtant, il n’est défini dans aucun texte de portée constitutionnelle ou législative, ce qui en fait une notion à la fois fondamentale et juridiquement floue.
• Il apparaît de manière implicite dans plusieurs textes majeurs :
• Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC), 1789 :
• art. 1 : “l’utilité commune” justifie les distinctions sociales ;
• art. 6 : la loi est l’expression de la volonté générale ;
• art. 14 : les citoyens ont le droit de constater la nécessité de la contribution publique.
• Préambule de la Constitution de 1946 : droit de participer à la gestion des entreprises d’intérêt général.
• L’intérêt général est donc moins un concept défini qu’un principe régulateur, souple et évolutif, au cœur du modèle républicain.
B. Une construction doctrinale et jurisprudentielle
• La doctrine française du service public (Duguit, Hauriou, Chapus…) considère l’intérêt général comme le fondement du droit administratif, au même titre que le service public ou la puissance publique.
• Le Conseil d’État a façonné la notion à travers sa jurisprudence :
• CE, 1930, Nevers : l’intervention d’une collectivité dans l’économie est possible s’il y a carence de l’initiative privée et intérêt général local.
• CE, 1963, Narcy : l’intérêt général est le premier critère de reconnaissance d’un service public, aux côtés des prérogatives de puissance publique et du contrôle par l’administration.
• CE, 2007, APREI : réaffirme la possibilité de qualifier une activité de service public même en l’absence de prérogatives, dès lors qu’elle répond à une mission d’intérêt général et fait l’objet d’un contrôle public.
• En matière de police administrative ou de domanialité, l’intérêt général est également le critère de justification de nombreuses restrictions de libertés.
C. Une notion évolutive, contextuelle, parfois conflictuelle
• L’intérêt général évolue dans le temps selon les priorités collectives : hier centrée sur la défense nationale ou la santé publique, aujourd’hui élargie à la transition écologique, à la cohésion sociale, ou à la préservation culturelle.
• Il peut être national, local, sectoriel, symbolique, matériel, selon les cas.
• Il est souvent conflictuel :
• Intérêt général culturel vs économique,
• Intérêt général patrimonial vs écologique,
• Intérêt général national vs territorial.
• Il oblige donc les décideurs publics à faire des arbitrages éclairés, documentés et justifiés.
II. Un principe opérationnel au cœur de l’action publique : fondement du service public, critère de légalité, repère d’éthique et de justification
A. L’intérêt général comme socle du service public
• Le service public est la forme institutionnalisée de réalisation de l’intérêt général. Il est organisé, encadré, pérenne, et mis en œuvre par ou sous le contrôle d’une personne publique.
• Trois principes classiques (Conseil d’État, Dehaene, 1950) assurent la cohérence de cette action :
• Continuité : le service doit fonctionner sans interruption.
• Égalité : tous les usagers doivent bénéficier d’un traitement impartial.
• Mutabilité (ou adaptabilité) : les services doivent évoluer avec les besoins sociaux.
• Ces principes traduisent concrètement l’objectif d’intérêt général poursuivi par l’État.
B. Une distinction fondamentale : intérêt général ≠ service public
• L’intérêt général est une finalité politique, éthique et administrative. Il peut être poursuivi par l’État, une collectivité, une fondation, une association, ou même une entreprise.
• Le service public est une organisation pérenne, institutionnelle, juridique, encadrée par des normes précises.
• Une activité peut servir l’intérêt général sans être un service public (ex. : action d’une association culturelle subventionnée).
• Toute mission de service public vise nécessairement l’intérêt général, mais tout intérêt général ne donne pas lieu à la création d’un service public.
Dans le champ culturel :
Une structure associative qui organise une médiation culturelle auprès de publics fragiles œuvre pour l’intérêt général sans être un service public.
Un musée national est un service public culturel, car il répond à une mission institutionnelle, continue, encadrée et contrôlée par l’État.
C. Un critère de légalité, de proportionnalité et de légitimation de l’action publique
• L’intérêt général est le fondement de la légalité de l’acte administratif :
• Une décision publique ne peut être légale si elle ne poursuit pas un but d’intérêt général.
• L’absence de justification par l’intérêt général peut entraîner l’annulation de l’acte (abus de pouvoir, détournement de procédure…).
• Il permet également de limiter certaines libertés dans un cadre strictement proportionné (ex. : ordre public culturel, fermeture de lieux, interdiction temporaire).
• C’est aussi la justification éthique et politique des choix budgétaires :
• En LOLF, chaque programme doit répondre à un objectif d’intérêt général.
• En culture, les subventions, les commandes publiques, les labellisations doivent être justifiées par leur utilité collective.
L’intérêt général fonde la responsabilité des décideurs publics : ils doivent en assumer la démonstration, la traçabilité et l’évaluation.
III. Une notion reconfigurée par l’Europe, les transformations sociétales et les enjeux culturels contemporains
A. Une reconnaissance indirecte et encadrée par le droit européen
• L’Union européenne ne reconnaît pas la notion française de service public ni d’intérêt général dans sa dimension politique.
• Elle distingue deux catégories :
• Services d’intérêt économique général (SIEG) : activités économiques dérogatoires au droit de la concurrence (ex. : transports, énergie, audiovisuel).
• Services non économiques d’intérêt général (SNEIG) : hors marché, donc non soumis au droit de la concurrence (éducation, culture, justice…).
• Le droit européen autorise des aides publiques uniquement si elles :
• poursuivent une mission clairement définie d’intérêt général,
• sont nécessaires et proportionnées,
• sont contrôlées et encadrées juridiquement.
Pour une structure culturelle subventionnée, il faut démontrer que son activité :
1. n’est pas lucrative,
2. est accessible à tous,
3. s’inscrit dans une politique publique identifiée.
B. Une notion élargie aux nouveaux enjeux : transition, inclusion, démocratie culturelle
• L’intérêt général contemporain ne se limite plus à la protection des grands équilibres républicains. Il inclut :
• L’écologie : sobriété énergétique des établissements, gestion durable des collections, bilan carbone des manifestations.
• L’inclusion sociale : accès à la culture pour les publics empêchés, égalité des chances, diversité des récits.
• Le numérique : accès libre aux contenus culturels publics, conservation du patrimoine numérique, lutte contre la fracture culturelle numérique.
• Il s’ouvre aussi à des formes plus horizontales :
• Intérêt général participatif : projets coconstruits, budgets participatifs culturels.
• Intérêt général territorialisé : développement de projets adaptés aux réalités locales.
Dans un ministère comme la Culture, cela implique une lecture dynamique de l’intérêt général, capable de croiser patrimoine, création, médiation, transition et innovation.
C. Une notion sous tension : conflits d’intérêts, instrumentalisation, arbitrages complexes
• L’intérêt général est souvent invoqué pour justifier des décisions conflictuelles :
• Restauration d’un monument au détriment d’un projet social local ;
• Fermeture d’un site pour des raisons écologiques vs accès au public ;
• Programmation d’une œuvre controversée au nom de la liberté de création vs réaction d’une partie du public.
• Il peut être instrumentalisé politiquement s’il n’est pas objectivé.
• Il oblige à une éthique de la justification et à une capacité à arbitrer entre plusieurs formes d’intérêt général potentiellement concurrentes.
Conclusion – Une exigence de sens, de justification et de responsabilité
L’intérêt général n’est pas une formule incantatoire, mais un principe à la fois structurant, évolutif et exigeant.
Il oblige les décideurs publics à :
• définir clairement les finalités de leurs actions,
• justifier l’usage des moyens publics,
• assumer les arbitrages qu’ils opèrent.
Dans les politiques culturelles, penser l’intérêt général, c’est concilier transmission et création, accessibilité et exigence, ancrage territorial et ambition nationale, dans une logique de responsabilité, de sens collectif, et de service à la société.