Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la vertu
Préface :
La perception du plaisir ou de la peine ne dépend pas de notre volonté. Certains objets nous plaisent ou nous déplaisent nécessairement selon notre nature, et ce plaisir ou déplaisir ne peut être modifié qu'en modifiant les objets auxquels nous sommes confrontés. Cette observation ne se limite pas aux objets physiques : elle s'étend aussi à des formes, œuvres d'art, musiques, théorèmes ou encore actions et caractères. Ce qui procure du plaisir est souvent lié à des notions d'ordre, d'harmonie ou de régularité, plutôt qu'à des sensations simples comme des couleurs ou des sons.
L’auteur appelle "sens internes" notre capacité à percevoir la beauté et "sens moral" notre tendance à approuver les actions vertueuses. Il soutient que la nature humaine n'est pas indifférente à la vertu : nous avons des prédispositions naturelles pour distinguer les actions vertueuses des autres. Ces prédispositions remplacent la nécessité de longues réflexions rationnelles, souvent hors de portée de la majorité des gens, pour comprendre ce qui est avantageux ou nuisible. Ainsi, la vertu est rendue attrayante, facilitant sa reconnaissance et son adoption.
Enfin, les sens externes (comme la vue ou l’ouïe) apparaissent dès la naissance, ce qui les fait paraître naturels. En revanche, les sens de la beauté et de la vertu se manifestent plus tard, ce qui peut donner l’impression qu’ils dépendent de l’éducation. Cependant, ils sont tout aussi naturels et essentiels à notre compréhension du monde et de nos choix moraux.
Recherche sur l'origine de nos idées du bien et du mal moral
Introduction :
- Dans ce traité, la bonté morale est définie comme une qualité perçue dans les actions qui suscite une approbation accompagnée du souhait du bonheur pour celui qui agit.
- À l’inverse, le mal moral désigne une qualité qui provoque condamnation ou aversion.
Ces notions d’approbation et de condamnation sont des idées simples, qui suffisent à établir une distinction entre les actions moralement bonnes et mauvaises.
Il est important de différencier le bien et le mal moral du bien et du mal naturels. Le bien moral, comme l’honnêteté ou la générosité, provoque spontanément de l’approbation et de la bienveillance envers ceux qui le possèdent. En revanche, le bien naturel, comme la richesse ou la santé, ne suscite pas cette approbation, mais plutôt des sentiments d’envie ou de haine. De même, les qualités moralement mauvaises, comme la cruauté ou l’ingratitude, provoquent de l’aversion envers les individus qui les manifestent. À l’opposé, les malheurs naturels, comme la pauvreté ou la maladie, suscitent de la compassion pour ceux qui en souffrent.
Le bien naturel se définit par tout ce qui est capable de produire du plaisir. Ces objets ou situations sont recherchés par intérêt ou amour-propre. Certains sont immédiatement bons, car ils apportent un plaisir direct, comme la nourriture ou la musique. D’autres sont médiatement bons, car ils permettent d’accéder à des plaisirs indirects, comme la richesse ou le pouvoir. Cependant, notre perception du plaisir est antérieure à l’idée d’intérêt : ce n’est pas parce qu’un objet est utile qu’il procure du plaisir, mais parce qu’il procure du plaisir qu’il est perçu comme utile.
L’auteur propose deux hypothèses dans ce traité :
- D’une part, certaines actions possèdent une bonté immédiate, que nous percevons grâce à un sens moral supérieur. Ce sens nous conduit à aimer les agents de ces actions et à approuver nos propres actions vertueuses, sans tenir compte des avantages qu’elles pourraient nous rapporter.
- D’autre part, il apparaît que les actions vertueuses ne découlent pas d’un désir d’obtenir des récompenses ou des bénéfices personnels, mais d’un principe d’action totalement indépendant de l’amour-propre.
Ainsi, la bonté morale repose sur une capacité innée à reconnaître et à apprécier la vertu pour elle-même, indépendamment de tout intérêt ou avantage personnel.
Section I :
Nos perceptions du bien et du mal moral sont fondamentalement différentes de celles liées au bien ou à l'avantage naturel. Si ces deux types de bien étaient identiques, nous éprouverions les mêmes sentiments envers des objets utiles, comme une maison confortable, et des individus vertueux. Pourtant, ce n’est pas le cas : nous admirons et aimons les actions désintéressées et les bonnes intentions des agents rationnels, alors que les objets inanimés ne suscitent pas de tels sentiments.
Cette distinction repose sur le fait que les agents rationnels agissent avec une intention consciente de promouvoir le bien-être des autres, ce qui éveille en nous une admiration particulière. Lorsque deux individus nous apportent un bénéfice équivalent, nos sentiments diffèrent selon que leur action est motivée par une bienveillance sincère ou par un intérêt personnel. Cela montre que notre perception de la moralité ne découle pas simplement de l’utilité, mais bien d’un sens distinct que l’on peut appeler le « sens moral ». Ce sens est une faculté innée de notre esprit, indépendante de notre volonté, qui nous permet de ressentir de l’approbation ou de la désapprobation face à certaines actions.
Ce phénomène est tout aussi évident dans notre perception du mal moral. Si notre sens moral ne jouait aucun rôle, nous ressentirions les agressions intentionnelles, comme une trahison ou un affront, avec la même indifférence qu’un dommage causé par des événements naturels, comme une tempête. Pourtant, les actes motivés par la haine ou le mépris éveillent en nous des sentiments beaucoup plus vifs, même s’ils ne causent aucun préjudice direct. De la même manière, une action juste, bien qu’elle nous fasse du tort, peut ne pas susciter de haine si elle est perçue comme moralement légitime.
Le sens moral, comme les autres sens, ne dépend pas de notre intérêt personnel. Nous pouvons être attirés par la vertu et admiratifs devant elle, même lorsque nous n’en tirons aucun avantage direct. Cette perception de la vertu ne provient pas de la coutume, de l'éducation ou de l'exemple, car ces facteurs ne font que révéler des avantages ou des inconvénients potentiels d’actions spécifiques, sans nous fournir de nouvelles idées. En revanche, le sens moral est une disposition naturelle de l’esprit qui nous permet de percevoir la beauté ou la laideur morale d’une action, indépendamment de tout calcul d’intérêt.
Tout comme nos sens externes nous permettent de percevoir la beauté et l’harmonie dans la nature, le sens moral nous guide dans nos actions et nous offre des plaisirs plus nobles. Ce sens moral est une preuve de la bonté de la nature, qui nous pousse à rechercher le bien d’autrui tout en contribuant involontairement à notre propre bonheur. Il ne nécessite pas de connaissances innées ni de raisonnement avancé, mais simplement une inclination naturelle à approuver ou désapprouver certaines actions.
Enfin, l’auteur distingue clairement la perception morale des autres formes de plaisir. Par exemple, si nous goûtons un fruit agréable, nous ressentons un plaisir personnel, mais cela ne nous incite pas à ressentir des émotions particulières envers quelqu’un d’autre qui en jouirait. En revanche, lorsqu’une personne agit vertueusement, cela suscite en nous des sentiments d’admiration et de bienveillance. Ces sentiments ne sont pas motivés par l’idée que la vertu est bénéfique pour l’agent, mais par la conviction qu’elle représente une perfection et une dignité propres à l’individu vertueux.
Section II :
L'auteur aborde la question du motif immédiat des actions vertueuses. Après avoir éliminé les principes erronés qui attribuent la vertu uniquement à l'amour-propre ou à l'intérêt personnel, il établit que le véritable fondement des actions vertueuses réside dans une détermination naturelle de notre être à rechercher le bonheur d’autrui. Ce motif n’est pas basé sur un raisonnement d’intérêt, mais sur un instinct naturel qui nous pousse à aimer autrui.
En observant des exemples simples et évidents de ce comportement désintéressé, il devient possible de comprendre son existence et d’en découvrir la portée universelle. Une fois ces cas clairs, on peut étendre cette compréhension à des situations plus complexes et plus générales de la vie morale.
Section III :
Les actions jugées aimables sont généralement perçues comme des expressions de bienveillance ou de bonne volonté envers autrui. Cette bienveillance est vue comme la recherche du bonheur des autres, indépendamment du fait que la personne qui approuve l'action en bénéficie directement ou non. Par conséquent, une action est moralement bonne si elle est motivée par la bienveillance, tant qu'elle ne nuit pas à autrui.
On ne considère rien comme vertueux dans une action si elle ne provient pas d'une intention bienveillante. Même les actions très utiles peuvent perdre leur valeur morale si elles ne sont pas motivées par un désir sincère de bienfaisance. À l'inverse, une tentative bienveillante de contribuer au bien-être public, même si elle échoue, est jugée moralement positive, tout comme les actions réussies.
Malgré les divergences d'opinion, toutes s'accordent à dire que la moralité d'une action se mesure par son impact sur le bien public. Une action qui engendre plus de bien que de mal est immédiatement reconnue comme morale, tandis que l’inverse est vrai pour les actions nuisibles. Ce jugement moral ne prend en compte l'intérêt de l’acteur que dans la mesure où il fait partie du grand système social, c’est-à-dire de la collectivité humaine.
L’auteur définit la méchanceté comme le désir désintéressé du malheur d’autrui. Ce désir, qui constitue la forme extrême de la perversion, rend toute action issue de cette intention moralement mauvaise. Bien que des passions comme la colère puissent momentanément inciter à vouloir du mal à nos ennemis, il n’y a pas de degré suffisant de perversité dans la nature humaine pour souhaiter le malheur d’autrui de manière froide et calculée.
Enfin, lorsque deux actions produisent un bonheur égal, la vertu est déterminée par le nombre de personnes bénéficiaires : plus le nombre de personnes heureuses est grand, plus l’action est vertueuse. La dignité morale des personnes bénéficiaires peut compenser le nombre. À l’inverse, le mal moral est proportionnel au degré de souffrance et au nombre de personnes affectées négativement. Ainsi, l’action la plus vertueuse est celle qui procure le plus grand bonheur au plus grand nombre, et la pire est celle qui cause le plus grand malheur.
Ainsi, les actions les plus vertueuses sont celles qui visent un bien universel et illimité, qui promeut le bonheur du plus grand nombre d’agents rationnels possibles. Même une action bienveillante limitée, qui ne nuit pas au bien-être global, est louable, mais elle représente un degré de vertu inférieur, à moins que les limites ne proviennent d'une incapacité plutôt que d’un manque d’amour pour le tout.
Section IV :
Malgré la corruption des mœurs dont on se plaint fréquemment, le sens moral a une influence bien plus grande sur l'humanité qu'on ne le pense généralement. Bien que ce sens moral soit parfois guidé par des vues partiales et incomplètes du bien public, et que l'amour-propre puisse souvent dominer, il joue un rôle crucial dans la vie humaine.
Le sens moral, en tant que faculté, procure plus de plaisir et de souffrance que toutes nos autres capacités. A chaque fois qu’une qualité moralement bonne procure du plaisir, que ce soit par la réflexion personnelle ou par l'honneur qu’elle suscite, la qualité morale contraire engendre une souffrance proportionnelle, comme les remords ou la honte. Ces plaisirs et peines moraux ne doivent pas être considérés isolément, mais plutôt comme des éléments essentiels des plaisirs ordinaires de la vie.
Tous les individus semblent convaincus que posséder des qualités morales positives est une forme de jouissance supérieure à toute autre forme de plaisir, tandis que persister dans le mal moral est perçu comme un état de dégradation et de mépris, le plus bas et le plus honteux possible.