Introduction // De l’utilité d’étudier de l’histoire de la pensée économique à partir
du XVIe siècle
❶ Pourquoi faire de la pensée économique ?
Étudier l’histoire de la pensée économique (HPE) implique de débuter par un questionnement sur l’intérêt
d’étudier l’histoire d’une science.
La question de l’utilité de ce détour mérite en effet d’être posée : a priori qui se soucie de l’auteur
des courbes d’offre et de demande par exemple ou du modèle d’offre et de demande agrégée ? Seuls
pourraient compter les outils conceptuels qui permettent de comprendre le réel contemporain.
Mais Joseph A. Schumpeter (1883-1950) dans son Histoire de l’analyse économique (1954) liste trois
avantages :
le premier est pédagogique : les concepts sont plus faciles à comprendre lorsqu’ils sont resitués
dans leur contexte d’émergence (la demande effective dans les années 1930 ou le monétarisme dans
les années de forte inflation) ;
le second est celui de l’inspiration pour les économistes : les concepts et analyses anciens
nourrissent la réflexion contemporaine. Comme toute science, la production du savoir en science
économique relève d’un processus cumulatif dont on ne peut saisir les contours que par l’étude
de l’historicité des concepts. Par exemple, Philippe Aghion s’inspire de l’analyse de la croissance
d’Adam Smith (1723-1790) et de la destruction créatrice de Joseph A. Schumpeter. De même, Robert
Gordon ou Lawrence Summers sur la stagnation séculaire s’inspirent des analyses d’Alvin Hansen
(1187-1975) qui datent de 1939 et des concepts de Knut Wicksell (1851-1926) ;
le troisième est épistémologique. Quand on fait de l’HPE, on fait l’étude de la façon dont la
construction des savoirs avance.
Sur ce dernier point, J. A. Schumpeter et Mark Blaug (Economic Theory in Retrospect, 1962) à sa suite,
identifient une double dynamique de la pensée économique.
Une dynamique interne tout d’abord.
Certains travaux ouvrent de nouveaux programmes de recherche : par exemple, Keynes ouvre
le champ de la macroéconomie appliquée et incite d’autres auteurs comme Roy F. Harrod (1900-1978)
et Evsey Domar (1914-1997) à explorer des domaines non étudiés par Keynes comme celui de la
croissance économique (le moyen terme).
Les insuffisances des diverses analyses suscitent des travaux destinés à les combler : ainsi,
l’hypothèse des anticipations rationnelles tente de surmonter l’éventuelle contradiction entre la rationalité
des agents économiques et le fait que leurs anticipations ne le soient pas. Les travaux de Paul Romer
surmontent la contradiction entre la loi des rendements décroissants et l’existence de la croissance
économique.
Enfin, les controverses entre économistes au sein du champ scientifique obligent ces derniers
à préciser leur argumentation. La critique de la Nouvelle Economie Classique (NEC) par exemple sur
l’absence de fondement microéconomique de l’analyse keynésienne conduit la Nouvelle Economie
Keynésienne (NEK) à travailler sur les raisons de la rigidité des prix.
Mais l’avancée de la connaissance a également une dynamique externe lorsque les travaux sont
bousculés par des phénomènes économiques nouveaux qui mettent leurs cadres conceptuels en
difficulté. Ainsi la crise des années 1930 ne peut pas être expliquée avec les outils de la théorie néo-
classique, la stagflation des années 1970 ne peut être expliquée par l’analyse keynésienne, la faiblesse
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de la croissance malgré les NTIC dans les années 2000 est également énigmatique, etc. Ces éléments
fonctionnent comme des anomalies au sens de Thomas Kuhn (1922-1996) qui les définit comme des
énigmes non ou partiellement résolues mettant en défaut les conditions d'application du paradigme en
place (La Structure des révolutions scientifiques, 1962). Ces anomalies impliquent de modifier les outils
de l’analyse économique.
Notre problématique :
Comment s’est construit et a évolué le discours scientifique en économie ? Comment l’économie définit-
elle ses objets d’étude et sa méthodologie ? Existe-t-il des grandes questions économiques qui
traversent la pensée économique ? Quels sont les liens entre les grands courants de pensée ? Assiste-
t-on à des moments de révolution de la pensée économique ?
Notre fil directeur :
Nous aborderons successivement la pensée mercantiliste, l’école physiocratique, la rupture classique,
la révolution marginaliste et ses prolongements, puis les travaux de John Maynard Keynes.
Nous présenterons ensuite les développements de la microéconomie et de la macroéconomie de la
Seconde Guerre mondiale à nos jours.
❷ Pourquoi commencer notre analyse au XVIe siècle ?
Les premiers écrits relatifs à l’économie remontent à l’Antiquité avec les réflexions de Platon (427-347
av. J-C) et d’Aristote (384-322 av. J.C.). Pour Aristote, l’économique correspond à l’art du maître qui
dirige sa maison ou sa famille, c’est-à-dire qui organise l’activité de production à partir de ce qu’il
possède (terres, bétail et esclaves) dans le but de satisfaire la consommation familiale.
Le terme « économique » est formé à partir des termes de loi (nomos) et de maison (oikos). La
réflexion d’Aristote porte notamment sur les rapports entre l’ « économique » et l’art d’acquérir des
richesses qu’il nomme la chrématistique. Dans cette perspective, il distingue une chrématistique
naturelle qui relève de l’économie et une chrématistique proprement dite ou commerciale qui n’en relève
pas. Alors que la première consiste à acquérir les biens nécessaires à la vie de la famille et non produits
par celle-ci, la seconde est condamnable puisque l’échange est uniquement motivé par le gain de
l’échange.
La pensée scolastique1 qui se développe entre le IXe siècle et la fin du XIIIe siècle reprend le
principe de cette séparation entre l’échange nécessaire et l’échange pour le gain mais assouplit la
condamnation du second. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) dans Somme théologique (1226-1273)
considère en effet que le commerce peut être honnête si le gain obtenu est utilisé à des fins moralement
bonnes. En revanche, le prêt à intérêt (nommé usure2), fermement condamné par l’Église catholique,
demeure immoral. Ces principes sur l’économie constituent encore aujourd’hui la doctrine économique
de l’Église, notamment l’idée de « moraliser » le fonctionnement de l’économie.
Ces premiers écrits sur l’économie ne sont pas considérés comme le début de la science
économique dans la mesure où les pensées aristotélicienne et scolastique relèvent de discours
normatifs et non positifs.
Platon et Aristote cherchent à trouver les principales règles économiques qui garantiraient le règne
de la justice dans la cité. Saint Thomas d’Aquin réfléchit à ce qui serait conforme à la morale religieuse.
La formation du prix l’intéresse moins que son caractère juste ou injuste. Dans sa Somme théologique,
il développe l’idée que le juste prix dépend de l’utilité du bien mais aussi de la peine de l’artisan et des
dépenses engagées par celui-ci.
Progressivement ces réflexions seront fragilisées par le raisonnement hypothétique porté par les
philosophes franciscains3 qui introduisent en économie l’idée de la causalité et des principes
1 La pensée scolastique tente de concilier la philosophie grecque et la théologie chrétienne.
2 L’usure est, chez Saint Thomas d’Aquin, synonyme d’intérêt. Il ne doit pas être entendu au sens moderne de taux d’intérêt
excessif.
3 Fondé sur la pensée et les actions de François d'Assise, ce mouvement monarchique est connu pour les idéaux de pauvreté
et de fraternité qu'il véhicule. Si les franciscains sont principalement vus à travers l'ordre principal des frères mineurs ou celui
des capucins, des ordres féminins et un ordre laïque appartiennent également à ce courant. L'ordre des frères mineurs
apparaît en 1209. Son développement est très rapide et le mouvement devient l'un des courants monarchiques les plus
influents au Moyen Âge. Si l'ordre des frères mineurs a progressivement perdu la place dominante qu'il occupait au Moyen
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mécaniques (le concept d’équilibre par exemple). Au XVIIIe siècle, l’économie passe progressivement
d’un discours moral à une science. Notre étude débute aux prémices de la science économique.
1. L’émergence de la pensée économique avant la science économique
À partir de la seconde moitié du XVe siècle, l’Europe connaît une dynamique économique inédite, à la
fois marchande (avec notamment le développement des foires) et financière dans un contexte intellectuel
également nouveau qui est celui de la Renaissance. La constitution progressive des États nationaux met
fin au féodalisme, les découvertes de nouveaux territoires permettent l’exploitation de nouvelles
richesses (notamment des métaux précieux) ; plus largement, le contexte culturel favorise la liberté
intellectuelle dans les domaines scientifiques et philosophiques. L’extension de ce capitalisme
commercial marque la fin de la pensée scolastique à tout le moins sur le plan économique : ce
n’est plus dans le cadre familial qu’il est légitime de penser les activités de création de richesses
mais dans celui de la nation. Au XVIIIe siècle, l’économie passe progressivement d’un discours moral
à une science.
1.1. Le mercantilisme et la puissance des États
1.1.1. Le « système mercantile », une définition
Le mercantilisme n’est pas la doctrine d’une véritable école économique, conçue par un chef de
file et précisée ensuite par des disciples. C’est un terme (polémique) inventé après coup par A. Smith
qui parle de « système mercantile » pour dénigrer un ensemble de doctrines et de pratiques politiques
et économiques qui s’étendent sur trois siècles entre le milieu du XVIe siècle et le début du XVIIIe
siècle.
Ces réflexions diffèrent des réflexions morales et religieuses des scolastiques. Les auteurs ne sont
plus des théologiens mais des hommes de l’art : des hommes d’état comme Jean-Baptiste Colbert
(1619-1683) ou Jacques Necker (1732-1804) qui sont ministres des finances, des magistrats comme
Jean Bodin (1530-1596), des marchands comme Thomas Mun (1571-1641) qui est l’un des directeurs
de la Compagnie des Indes Orientales, et des financiers comme John Law (1671-1729) et Richard
Cantillon (1680-1734). La réflexion économique se détache donc de la morale et de la religion
mais reste attachée au politique car le but ultime de leurs écrits (pamphlets, mémoire, rapports)
est de conseiller le prince.
Ce sont ainsi des auteurs mercantilistes qui sont à l’origine de l’expression « économie politique
». Celle-ci est proposée pour la première fois par Louis Turquet de Mayenne (1550-1618) à la fin du
XVIe siècle puis reprise et popularisée par Antoine de Montchrestien en 1615 dans son Traité de
l’économie politique. Contre la pensée aristotélicienne et scolastique, Montchrestien montre que la
réflexion économique est, d’une part, devenue un problème public et qu’elle doit s’affranchir de la sphère
domestique et, d’autre part, qu’elle implique une rupture vis-à-vis de la morale divine (on peut à ce titre
parler d’une sécularisation de la pensée économique). Le mercantilisme se caractérise ainsi par un
changement d’attitude vis-à-vis de l’économie qui a dorénavant pour vocation de conseiller le pouvoir
politique afin qu’il stimule la hausse des richesses et augmente sa puissance et par là-même celle de la
nation tout entière ; c’est en ce sens que l’économie devient politique. Plus précisément, la doctrine
mercantiliste est conduite à considérer l’économie sous deux angles complémentaires : en premier lieu
l’enrichissement des marchands (mercanti signifie marchand en italien) et de la nation ; en second lieu,
la puissance de l’État.
1.1.2. Les idées mercantilistes
Âge, le mouvement franciscain reste vivace à travers les époques, notamment grâce à la fondation de nouveaux ordres, et
continue d'influencer profondément la société. Par exemple, l'abbé Pierre et le père Joseph, dont les actions ont profondément
marqué la société française moderne, furent tous deux capucins.
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Il est possible de regrouper les divers courants mercantilistes autour de quelques idées qui caractérisent
chacun d’entre eux :
Le populationnisme : les auteurs de ce courant considèrent qu’une population nombreuse est un
facteur de puissance et de richesse. J. Bodin est l’auteur de la formule célèbre « Il n’est de richesse
ni de force que d’hommes ». Une population nombreuse garantit une main d’œuvre abondante et peu
onéreuse. La diminution de la population espagnole avec l’expulsion des juifs et l’émigration vers le
nouveau monde est mise en lien avec l’affaiblissement de la puissance espagnole.
Le nationalisme économique : Dans l’optique mercantiliste, le commerce extérieur est un jeu à
somme nulle : « nul ne gagne qu’un autre ne perde » selon la formule de Montchrestien. C’est pour
cette raison que les auteurs mercantilistes sont attachés à l’objectif d’équilibre de la balance commerciale
voire à une situation d’excédent commercial durable. Dans cette approche, l’accent est mis sur la
circulation des richesses plus que sur leur production. Le modèle de l’économie domestique perdure
chez les mercantilistes : une nation doit équilibrer ses recettes et ses dépenses comme une famille.
Même si les mercantilistes parviennent à distinguer les biens produits et le moyen de paiement de ces
biens, ils considèrent cependant que seule une hausse des devises permet l’enrichissement de la nation
au dépens des autres. C’est pourquoi les mercantilistes anglais préconisent de développer une industrie
de réexportation capable d’importer des matières premières avant de les revendre sous la forme de
produit fini avec profit. Ce nationalisme économique, très critiqué par A. Smith, va déboucher sur des
conflits politiques armés (Pays-Bas/Angleterre ou France/Angleterre).
L’importance du rôle économique de l’État : La doctrine mercantiliste considère que l’économie
politique a vocation à s’adresser au souverain pour lui permettre d’enrichir la nation. Il s’agit d’une
des premières doctrines qui prône un interventionnisme étatique. L’État doit favoriser le commerce
extérieur avec une réglementation favorable aux exportations de produits manufacturés notamment et
défavorable aux importations mis à part les produits primaires (qui seront transformés puis réexportés).
Le contrôle des changes est également souvent préconisé.
Ce type de politique se développe en France sous l’influence de Richelieu (sous Louis XIII) et
surtout de J.-B. Colbert (sous Louis XIV). Celui-ci crée, par exemple, les chambres de commerce et
les compagnies nationales chargées de développer le commerce avec le monde. Enfin, pour les
mercantilistes, l’État doit aussi favoriser le développement de l’industrie nationale : « la seule véritable
richesse provient du travail industriel des sujets du monarque » (Colbert) ; notamment pour les
productions qui sont les plus rentables mais aussi les plus coûteuses si on les développe à grande
échelle. Sous l’influence de Colbert par exemple, l’État sous le règne de Louis XIV favorise l’installation
de plus de 400 manufactures après avoir conduit des enquêtes sur les besoins du pays (la première du
genre). La manufacture de Beauvais créée en 1664 par Colbert est un bon exemple d’interventionnisme
industriel dont le but est de contrer les manufactures de tapisseries dans les Flandres.
Il en va de même en Angleterre où, en 1651, le Parlement vote une loi, les Actes de navigation,
qui donne le monopole du transport des marchandises aux navires britanniques en provenance des
colonies. C’est en ce sens que l’on parle aujourd’hui de politiques mercantilistes lorsque l’on désigne les
politiques économiques qui cherchent à protéger l’économie nationale de la concurrence étrangère.
La primauté de la richesse monétaire : Les mercantilistes associent la puissance de l’État avec la
quantité de métaux précieux (or et argent). À cet égard, le commerce international est un moyen pour
attirer les métaux précieux sur le territoire dès lors qu’à l’aide d’une politique commerciale efficace, on
parvient à limiter les importations (donc les sorties d’or) et à stimuler au contraire les exportations (et
donc les entrées d’or).
Dans sa version radicale, le mercantilisme qui se développe dans la péninsule ibérique et qui prend
le nom de bullionisme (bullion signifie « lingot » en anglais) à partir du XVIe siècle, considère que la
richesse nationale dépend seulement de l’accumulation de métaux précieux par le Royaume. Cette
confusion entre richesse monétaire et richesse réelle a légitimé le pillage du nouveau monde pour
rapporter l’or et l’argent en Europe mais surtout a conduit à une hausse des prix qui a finalement ruiné
l’agriculture et l’industrie espagnoles pendant que les autres pays européens développent leur production
et leurs exportations vers l’Espagne. Cette fascination pour le métal s’explique sans doute par le fait que
durant la première moitié du XVIe siècle, c’est l’Espagne de Charles Quint qui est la première puissance
européenne et qui possède les mines d’Amérique.
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La vision des mercantilistes est néanmoins plus complexe : le bullionisme est rejeté par de nombreux
mercantilistes et certains d’entre eux, comme J. Bodin ou William Petty (1623-1687), pressentent les
liens entre quantité de monnaie et prix. Les premières pierres de la théorie quantitative de la monnaie
sont ainsi posées par des mercantilistes4
.
1.2. Les physiocrates et le circuit économique
La conception physiocratique est issue des œuvres de François Quesnay (1694-1774) publiées par
Pierre Samuel Dupont de Nemours (1739-1817) qui impose le terme de physiocratie en réunissant
deux mots grecs (physis, la nature, et kratos, la puissance)5
. « Physiocratie » signifie littéralement
« gouvernement de la nature ».
Pour beaucoup d’historiens de la pensée économique, la physiocratie est la première école de
pensée économique car elle réunit pour la première fois trois éléments : un programme, un leader
intellectuel (F. Quesnay) et des disciples (le marquis Victor Riquetti de Mirabeau 1715-1789, Jean-
Claude Marie Vincent, marquis de Gournay 1712-1759, Pierre-Paul Lemercier de La Rivière de Saint-
Médard 1719-1792) qui se réunissent tous les mardis soir chez F. Quesnay.
Les physiocrates s’appellent eux-mêmes des économistes et ambitionnent de faire œuvre
scientifique en révélant les lois de l’ordre naturel économique6 auxquelles toutes les classes, y compris
la Noblesse, doivent se soumettre. Ils ambitionnent ainsi comme les mercantilistes avant eux, de
conseiller les pouvoirs publics. Ainsi, Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), sous Louis XVI,
appliquera, non sans difficultés, les principes physiocratiques.
L’apport de l’école physiocratique est double :
Le premier est tout d’abord lié à la représentation de l’économie sous la forme d’un circuit (idée
développée initialement par Pierre Le Pesant de Boisguilbert, 1646-1714) mais aussi à l’importance
que Quesnay donne à l’agriculture (en rupture avec la priorité donnée par l’État à l’industrie et au
commerce).
Dans Le tableau économique (1758), Quesnay considère que l’agriculture est la seule activité à
même de dégager un produit net, c’est-à-dire à produire plus que les ressources qu’elle utilise grâce
à ce qu’il appelle le « don gratuit de la nature » (l’énergie du soleil par exemple). Les autres activités ne
consistent qu’à transformer les produits agricoles.
Le circuit économique qu’il construit (nommé « Zigzag ») étudie la circulation des richesses entre
trois classes7. La classe productive se livre à l’agriculture et est la seule à fournir un produit net. La
classe des propriétaires est composée du clergé et de la Noblesse. Elle met ses terres à disposition
des agriculteurs, du matériel pour produire (charrues, bœufs, chevaux) et des semences et biens de
consommation avancés aux agriculteurs. C’est ce qu’il nomme l’avance foncière8). Enfin, la classe
stérile comprend tous les citoyens occupés à des activités autres que l’agriculture : ce sont les artisans
et les commerçants qui transforment les produits agricoles sans leur ajouter de la valeur. Le revenu créé
par la classe productive est versé aux propriétaires fonciers qui achètent des marchandises aux
agriculteurs et à la classe stérile et reconstituent l’avance foncière. La classe stérile vend sa production
aux deux autres classes et achètent des produits aux agriculteurs.
Ce tableau peut être considéré comme un premier modèle macroéconomique. Il présente une
portée heuristique importante et sera d’ailleurs repris ultérieurement dans les analyses de Karl Marx
(1818-1883) ou encore dans la matrice de Wassily Leontief (1906-1999, prix Nobel en 1973).
4 Néanmoins, ce qui en fait des mercantilistes tout de même, c’est le fait qu’ils considèrent que l’inflation est favorable à la
croissance économique (c’est précisément sur ce point que Keynes leur rend hommage dans sa Théorie générale).
5 Le néologisme « Physiocratie » est mentionné pour la première fois par l'abbé Nicolas Baudeau, dans les Éphémérides du
citoyen en avril 1767 ; il apparaît ensuite en novembre de la même année comme titre du recueil d'écrits de Quesnay publié
par Dupont de Nemours.
6 F. Quesnay est un médecin. Il étudie l’économie comme un organisme vivant.
7 Quesnay utilise pour la première fois ce vocable subversif de « classe ».
8 Ce terme d’avance sera ensuite repris par les classiques et par Marx. C’est une modalité de prise en compte du temps dans
l’analyse économique. Il faut avancer des moyens de production au début du processus de production, pour ne les récupérer
(en temps normal avec un revenu) qu’après la fin du processus de production.
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Le second apport des physiocrates consiste à montrer les avantages de la liberté du commerce et
les méfaits des règlements de l’Ancien Régime qui empêchent les hommes et les marchandises
de circuler. Pour F. Quesnay par exemple, la misère des campagnes est directement liée à l’interdiction
d’exporter les grains dans les périodes d’abondance (pour en garantir un bon prix) et de pouvoir en
acheter plus loin en période de mauvaises récoltes.
Dans son livre Le détail de la France (1697), Pierre de Boisguilbert considère également que
l’instauration de la liberté de commerce du grain favoriserait l’enrichissement de la nation en permettant
d’étendre les marchés au niveau national comme international. De même, dans Éloge à Vincent de
Gournay (1759), A. R. Turgot expose la préconisation suivante : « laissez faire les hommes, laissez
passer les marchandises » selon la formule célèbre du marquis de Gournay reprise par Turgot. Selon
ce dernier, il existe en France un réseau serré de réglementations hérité de la période mercantiliste
qui bénéficie à des corporations mais bride la progression des richesses dans l’économie
nationale. Turgot montre ainsi qu’il existe des « statuts sans nombre dictés par l'esprit de monopole,
dont tout l'objet est de décourager l'industrie, de concentrer le commerce dans le plus petit nombre de
mains possibles par la multiplication des formalités et des frais, par l'assujettissement à des
apprentissages et des compagnonnages de dix ans, pour des métiers qu'on peut savoir en dix jours, par
l'exclusion de ceux qui ne sont pas fils de maîtres, de ceux qui sont nés hors de certaines limites, par la
défense d'employer les femmes à la fabrication des étoffes, etc. ».
Ainsi, par leurs écrits, les physiocrates ont ainsi contribué à la diffusion des idées libérales.
L’économie est pensée comme un système autonome dont il ne faut pas entraver la mécanique
autorégulatrice. Cette conception conduit à séparer pour la première fois l’ordre économique et l’ordre
politique.
Mais les physiocrates traitent peu de la question de la valeur et se trompent en assimilant la richesse
aux seules productions agricoles.