I/ Les Ottomans à la conférence de Berlin : l'enjeu de la Libye
=>La participation ottomane à la conférence de Berlin (1884-1885) marque la reconnaissance de l’Empire comme membre du Concert européen, malgré ses pertes territoriales. Ce moment confirme le rapprochement stratégique entre l’Empire ottoman et l’Allemagne, amorcé dès les années 1870, notamment après le désintérêt britannique pour la défense des territoires ottomans face à la Russie.
=>Les Ottomans cherchent alors à consolider leur souveraineté en Afrique du Nord, notamment sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque (actuelle Libye), deux régions encore officiellement sous domination ottomane malgré l’affaiblissement de leur contrôle réel. En réaction à l’extension de l’influence française en Tunisie (1881) et britannique en Égypte (1882), la Libye devient un enjeu stratégique pour les Ottomans comme pour les puissances européennes, en particulier l’Italie, qui nourrit des ambitions méditerranéennes dès les années 1880.
=>Historiquement, la Libye avait été gouvernée de manière autonome par la dynastie des Karamanlis (1711-1835). Mais après une crise provoquée par la fin du commerce des esclaves et une pression fiscale accrue, l’Empire intervient militairement en 1835 pour reprendre le contrôle direct d’Istanbul sur cette province. La région, située aux portes du Sahara, devient alors un point de passage clé vers l’Afrique intérieure, attisant l’intérêt des puissances coloniales et des explorateurs allemands (Heinrich Barth, Gustav Nachtigal).
II/ Négocier avec les acteurs locaux (1894 - 1899)
Face aux visées coloniales européennes, les Ottomans d’Abdülhamid II adoptent une stratégie diplomatique et religieuse d’alliance avec les royaumes musulmans sahéliens, notamment :
- Le Kanem-Bornou, riche et ancien royaume contrôlant les routes transsahariennes ;
- L’Empire du Ouaddaï, à l’influence religieuse importante ;
- Le royaume du Baguirmi, historiquement soumis aux deux précédents.
Ces royaumes étaient liés économiquement et religieusement à l’Empire, ce qui facilitait la coopération. L’objectif d’Abdülhamid II est double : affirmer la souveraineté ottomane sur la Libye, et projeter cette influence jusqu’au bassin du lac Tchad.
La confrérie des Senoussis joue un rôle central dans cette politique. Réseau religieux très influent dans l’arrière-pays libyen, elle sert de relais au pouvoir ottoman. Le sultan exploite ce lien pour propager une idéologie panislamique, sans confrontation directe, et pour légitimer sa présence auprès des élites tribales.
Ce projet d’ottomanisation se manifeste aussi par :
- La création d’écoles pour les enfants des élites tribales (école des tribus) ;
- La diffusion de la culture ottomane et des services de santé ;
- L’intégration administrative renforcée via des télégraphes traversant le désert, symbole de la territorialisation du pouvoir central.
Plutôt que d’imposer une domination violente à la manière européenne, les Ottomans cherchent à « clientéliser » les élites locales par des partenariats, cadeaux, titres, et un système fiscal encadré.
III/ L'arme du droit international
Les Ottomans mobilisent le droit international pour défendre leurs revendications territoriales. Bien que l’Empire ne soit pas une puissance coloniale classique, il connaît bien les mécanismes juridiques européens.
Ils utilisent notamment le concept d’« hinterland » (arrière-pays), non inscrit formellement dans l’Acte de Berlin, mais largement admis par les puissances : dominer la côte justifie l’emprise sur l’intérieur. Ce principe est mobilisé pour revendiquer la région du lac Tchad, contestée également par la France et la Grande-Bretagne.
=>Autre stratégie : jouer sur les notions de suzeraineté et de protectorat. Ainsi, comme l’Égypte était sous suzeraineté ottomane, et qu’elle avait annexé le Soudan, les Ottomans revendiquent ce territoire. Des juristes du ministère ottoman des Affaires étrangères sont alors mobilisés pour appuyer ces revendications.
Mais la montée des tensions coloniales rend ces tentatives de plus en plus vaines. En 1899, la crise de Fachoda oppose directement la France et la Grande-Bretagne au Soudan. Elle se résout par l’Entente cordiale (1904), marginalisant encore davantage les Ottomans.
=> L’Italie, forte d’un rapprochement avec la France en 1903, profite du désintérêt de cette dernière pour s’emparer unilatéralement de la Libye en 1911. Malgré une intervention militaire ottomane partielle, les ambitions italiennes surpassent les efforts ottomans.
Enfin, le contexte politique (notamment les massacres d’Arméniens) réduit la capacité diplomatique de l’Empire à s’imposer comme un interlocuteur crédible face aux grandes puissances.