FICHE 6 : LIMITES FONDEES PAR LE DEVOIR DE BONNE FOI
P1/T1/C1/S2: Les limites fondées par le devoir de bonne foi
Contexte
La période précontractuelle est encadrée par le principe de bonne foi dans les négociations, introduit par la réforme du 10 février 2016, et visant à limiter les abus. Ce devoir de bonne foi impose des obligations d’information et de confidentialité, et limite les ruptures abusives des négociations.
I. La portée du devoir de bonne foi
Le devoir de bonne foi dans le processus contractuel
- Article 1104 du Code civil : Impose la bonne foi dans toutes les étapes du contrat, de sa formation à son exécution.
- Origine : Cette obligation de bonne foi, posée par la jurisprudence sur la base de l’ancien article 1134 alinéa 3 du Code civil, s'applique désormais aux négociations.
Les obligations découlant du devoir de bonne foi
- Devoir d'information (article 1112-1) :
- Définition : Chacune des parties doit informer loyalement son cocontractant de tout élément déterminant pour son consentement, surtout si l'autre partie ne peut pas obtenir cette information par elle-même.
- Notion d’information déterminante : Ce devoir n’implique pas de divulguer toutes les informations, mais seulement celles qui pourraient influer sur la décision de contracter.
- Exemple : Informer un acheteur potentiel de la présence de nuisibles dans un bien immobilier, même si les trous ont été rebouchés.
- Sanctions en cas de non-respect : En cas de manquement au devoir d'information, deux sanctions peuvent être appliquées :
- Engagement de la responsabilité de la partie ayant manqué à son devoir (dommages et intérêts).
- Nullité du contrat pour vice de consentement, si l’information manquante a faussé le consentement.
- Devoir de confidentialité (article 1112-2) :
- Principe : L’information confidentielle obtenue lors des négociations ne peut être utilisée ou divulguée sans autorisation.
- Sanctions : Toute divulgation ou usage de cette information engage la responsabilité de l'auteur de la divulgation. Les dommages et intérêts peuvent être accordés pour compenser le préjudice lié à cette faute.
- Rupture abusive des négociations :
- Loyauté dans la rupture : Être loyal signifie ne pas prolonger artificiellement les négociations si l'on sait qu’on n’a plus l’intention de conclure le contrat, et ne pas laisser l’autre partie engager des frais conséquents avant de rompre les discussions.
- Rupture non-fautive : La rupture des négociations est libre, sauf en cas d’abus de cette liberté. Par exemple, maintenir des négociations alors que l’on a déjà choisi un autre contractant constitue une faute.
- Exemple de jurisprudence : Arrêt Manoukian (Cass. Com., 26 novembre 2003) - confirme qu’une rupture abusive des pourparlers engage la responsabilité de la partie en faute, mais exclut la réparation de la perte de bénéfice attendu du contrat non conclu.
II. La responsabilité née des négociations
Conditions de la responsabilité précontractuelle
- En cas de rupture abusive des négociations, la partie lésée peut obtenir réparation si elle prouve l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice.
Distinction des responsabilités
- Responsabilité délictuelle
- S’applique dans le cadre des négociations précontractuelles puisque le contrat n’est pas encore conclu.
- Article 1240 du Code civil (ancien article 1382) : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
- Exemples :
- Non-divulgation d’une information cruciale avant la conclusion d’un contrat.
- Rupture abusive de pourparlers ayant causé des dépenses importantes à l’autre partie.
- Responsabilité contractuelle
- S’applique uniquement si un contrat est en vigueur et que l’une des parties ne respecte pas ses obligations.
Types de préjudice réparable
- Principe général : En droit français, seul le préjudice réellement subi peut être indemnisé, pas le bénéfice espéré du contrat non conclu.
- Perte de chance : Dans le cadre des négociations, la jurisprudence admet que la perte de chance sérieuse peut être indemnisée (ex. frais engagés pour les négociations).
- Exemple de jurisprudence : Arrêt Manoukian - la Cour de cassation a confirmé qu’on ne peut pas réparer la perte d’une chance de réaliser les gains escomptés du contrat non conclu.
Application de l’article 1112 alinéa 2 :
- En cas de faute dans les négociations, la réparation ne couvre ni la perte des avantages attendus, ni la perte de chance de les obtenir. La liberté contractuelle implique que la sanction ne doit pas entraver cette liberté en imposant des pénalités excessives.
Cas pratiques et jurisprudences significatives
- Cass. Com., 18 septembre 2012, société Sagem vs. société Boyé :
- Faits : La société Sagem s’était engagée dans des négociations de sous-traitance avec Boyé pour un marché militaire, mais a finalement confié ce contrat à une autre entreprise sans avertir Boyé, qui l’a assignée pour obtenir réparation des préjudices subis.
- Solution de la Cour de cassation : Confirme qu’une rupture abusive engage la responsabilité de Sagem. Cependant, le préjudice réparable n’inclut pas la perte de chance de réaliser les bénéfices attendus du contrat.
- Responsabilité des tiers :
- Un tiers qui obtient le contrat (par exemple, en concurrence avec une partie ayant des pourparlers en cours) ne commet pas de faute, sauf s’il agit dans un but de nuisance ou par des manœuvres frauduleuses.
- Principe de liberté contractuelle : Engager des pourparlers ne prive pas les parties d'exercer leur liberté de contracter avec d'autres, sauf faute grave et intention de nuire (ex. complot visant à nuire à un concurrent).