La France est dotée, comme d’autres démocraties occidentales, d’un exécutif bicéphale, c’est-à-dire composé d’un chef de l’État et d’un chef de gouvernement. Toutefois, le modèle français se distingue par une configuration unique et atypique, qui reflète un équilibre complexe et souvent délicat entre ces deux figures exécutives.
En Europe, les exécutifs bicéphales penchent généralement en faveur du chef de gouvernement (Premier ministre), même lorsque le chef de l’État est élu au suffrage universel direct. En France, cependant, la Constitution de 1958 a été pensée pour instaurer une répartition équilibrée des compétences entre le président de la République et le Premier ministre, une vision inscrite dans le texte mais variable en pratique. L’application de cet équilibre dépend principalement du contexte politique, notamment des résultats des élections législatives, et aboutit à deux scénarios distincts :
- En période de fait majoritaire (lorsque la majorité présidentielle et parlementaire sont alignées), le président devient naturellement l’acteur central du pouvoir exécutif, et l’on parle alors d’un régime semi-présidentiel.
- En situation de cohabitation (lorsque le chef de l’État et la majorité parlementaire sont politiquement opposés), l’autorité du Premier ministre s’affirme, et le régime se rapproche davantage d’un modèle parlementaire européen.
Cette variabilité dans la répartition des pouvoirs crée une imprévisibilité institutionnelle qui rend le modèle français unique. Ce point est mis en lumière par Michel Debré dans son discours du 27 août 1958, où il qualifie le président de la République de « clé de voûte des institutions » tout en soulignant le rôle crucial de la majorité parlementaire dans l'équilibre des pouvoirs. Guy Carcassonne complète cette analyse en affirmant que l'Assemblée nationale elle-même peut décider de l'équilibre entre le président et le Premier ministre.
En comparaison, l’Allemagne et la Russie illustrent deux perspectives : l'Allemagne assure une séparation claire des pouvoirs exécutifs, indépendamment de la majorité parlementaire, tandis que la Russie, avec sa Constitution de 1993, présente un modèle où les pouvoirs peuvent fluctuer selon les circonstances politiques, à l’instar de la France.
La réflexion autour de cet équilibre persiste. La Commission Balladur s’est interrogée sur la nécessité de revoir cette répartition des compétences pour mieux définir les rôles exécutifs et éviter les conflits internes. Comme l’a exprimé Georges Pompidou, et plus tard Nicolas Sarkozy en 2007, « Je veux que le président gouverne ». Cependant, cette vision présidentielle est en tension avec le principe de séparation des pouvoirs exécutifs, qui fait du président le chef de l’État et du Premier ministre le chef du gouvernement.
Ainsi, la France demeure un cas singulier, oscillant entre présidentialisation et parlementarisme selon les circonstances politiques, et posant la question de la pertinence d’une clarification constitutionnelle de la répartition des compétences entre président et Premier ministre.
Plan :
I. Une utilité primo-ministérielle circonstancielle
- A. La période de fait majoritaire
II. Un risque de fragilisation du Premier ministre
- A. Une simple utilité processuelle
- B. La pertinence du modèle français de l'exécutif
I. Une utilité primo-ministérielle circonstancielle
A. La période de fait majoritaire
Dans le cadre de la Ve République, la position du Premier ministre varie en fonction de la majorité parlementaire. En période de fait majoritaire, lorsque la majorité présidentielle et parlementaire sont alignées, le Premier ministre renonce souvent à exercer pleinement ses prérogatives :
- Le renoncement primo-ministériel s’observe surtout lorsque le Premier ministre appartient au même parti que le président. Toute tentative de revendiquer ses pouvoirs peut être perçue comme un acte d’indépendance et risquer la révocation.
- Officiellement, l’article 8, alinéa 2 de la Constitution prévoit que le Premier ministre présente sa démission au président, mais en pratique, plusieurs Premiers ministres ont été poussés à la démission par des présidents, instaurant une coutume inconstitutionnelle. On parle de la pratique de la "lettre en blanc", où le président exige du Premier ministre une lettre de démission signée mais non datée.
Ce renoncement affecte également les responsabilités du Premier ministre dans certains domaines clés :
- Article 20, alinéa 1 : En période de fait majoritaire, le Premier ministre ne conduit pas véritablement la politique de la Nation. De Gaulle affirmait qu’il n’y avait pas de dyarchie à la tête de l’État, car c’est le président qui gouverne.
- Théorie des domaines réservés : Dès 1959, des domaines comme la défense et la diplomatie sont devenus des prérogatives exclusives du président. Bien que l’article 21 indique que le Premier ministre est responsable de la défense nationale, le président détient un rôle majeur en présidant le Conseil des instances militaires (article 15).
Par ailleurs, des ajustements en 2008 ont introduit des conditions sur l’envoi de troupes à l’étranger, requérant du gouvernement des justifications devant le Parlement. Cependant, en période de fait majoritaire, le Premier ministre renonce souvent à s’impliquer activement dans ces décisions militaires.
En conclusion, le Premier ministre assume un rôle réduit en période de fait majoritaire, laissant l’autorité réelle au président, qui s’impose comme le principal acteur de l’exécutif.
B. La cohabitation
En période de cohabitation, lorsque le président de la République perd les élections législatives, sa position s'affaiblit et le Premier ministre revendique l’ensemble de ses compétences constitutionnelles. Pierre Avril qualifie cette situation de "code de bonne conduite", chaque acteur s’efforçant de respecter les prérogatives de l’autre.
- Le président évite, par exemple, de signer des décrets en Conseil des ministres sans raison impérative, en conformité avec la Constitution. Paradoxalement, c’est en cohabitation que la Constitution est souvent la mieux respectée, imposant une stricte séparation des pouvoirs.
Malgré cette séparation, le président tente parfois de maintenir une influence indirecte sur la politique nationale, en contre-gouvernant même sans majorité parlementaire.
- Exemples de tensions en cohabitation
- Première cohabitation (Mitterrand/Chirac) : Mitterrand refuse de signer les ordonnances de Chirac portant sur la privatisation, le temps de travail et le redécoupage électoral, en s’appuyant sur l’interprétation souple de la Constitution (« peut » au lieu de « doit »).
- Exemple Balladur/Chirac : En tant que président, Chirac souhaite convoquer le Parlement pour la loi Falloux (financement des écoles privées), mais Mitterrand, Premier ministre, refuse d’inscrire cette loi à l’ordre du jour.
- Conséquences de la cohabitation
- En cohabitation, le Premier ministre peut renforcer sa légitimité, voire ambitionner une future course présidentielle, ce qui tend à fragiliser l’exécutif et introduit des risques de blocage. Ce système reste fragile et fonctionne mieux lorsqu'il est bref, car le président voit son autorité partiellement limitée par le Premier ministre, accentuant les tensions internes.
II. Risque d'une fragilisation voire d'une inutilité du Premier ministre
A. Une simple utilité processuelle
Avant le passage au quinquennat en 2002, le Premier ministre occupait un rôle central, même en période de fait majoritaire. Il était souvent chef de la majorité parlementaire et pouvait cumuler cette fonction avec celle de secrétaire général de son parti. De plus, il exerçait des arbitrages ministériels importants, notamment dans les décisions budgétaires, ce qui renforçait sa position de "primus inter pares" (premier parmi les pairs) au sein du gouvernement, comme le rappelle l’arrêt Compagnie Marchande de Tunisie de 1965.
Avec l'instauration du quinquennat et l'alignement des élections présidentielle et législative, le président de la République est devenu de facto chef de la majorité parlementaire, réduisant ainsi le rôle du Premier ministre à une fonction de coordination et de contresignataire des décisions présidentielles. Le Premier ministre apparaît donc comme un simple exécutant de la politique définie par le président.
Cette évolution marque un affaiblissement du Premier ministre, qui perd son autonomie en période de fait majoritaire, tandis que le président occupe le centre de la scène politique.
Origine et légitimité du septennat :
Historiquement, le septennat, établi en 1873, avait pour but d'attendre le décès du comte de Chambord, dans l'espoir de restaurer la monarchie. Ce mandat de sept ans conférait une légitimité durable au président. La réforme limitant les mandats à deux quinquennats successifs vise à éviter cette légitimité excessive.
Le quinquennat a, quant à lui, été introduit pour réduire le risque de cohabitation en synchronisant les élections présidentielle et législative. Cependant, cette concordance calendaire favorise la majorité présidentielle, concentrant les pouvoirs entre les mains du président et fragilisant encore davantage le rôle du Premier ministre.
B. La pertinence du modèle français de l’exécutif
- Recommandations du Comité Balladur
Le Comité Balladur a proposé des ajustements pour renforcer la prééminence du président dans la Constitution. Parmi ces recommandations :
- Article 5 : Clarifier le président comme responsable principal de la politique nationale.
- Article 20, alinéa 1 : Orienter le gouvernement pour mettre en œuvre la politique du président, bien que cela puisse engendrer des blocages, comme la grève des ministres de 1920.
- Article 13 : Affirmer le président comme l’autorité réglementaire de droit commun.
- Article 21 : Attribuer explicitement au président la responsabilité de la défense nationale.
- Article 18, alinéa 2 : Depuis 1973, le président ne s’adresse plus directement au Parlement. Le Comité suggère de réintroduire ce droit pour qu'il puisse convoquer le Parlement en Congrès à Versailles.
2.Réforme de 2008 et autres options
La réforme de 2008 a retenu seulement l’article 18-2, permettant au président de s’adresser au Parlement réuni en Congrès. Cependant, isolé dans le texte constitutionnel, cet article perd de sa signification. Aujourd’hui, le président peut se rendre à Versailles pour le Congrès, la Haute Cour, et les révisions constitutionnelles, mais les parlementaires ne peuvent débattre ni voter après son discours, limitant leur influence.
Alternatives envisagées :
- Renforcer le président en augmentant ses pouvoirs pour les aligner sur sa légitimité.
- Élever la légitimité du Premier ministre en l'élisant au suffrage universel direct, comme cela a été expérimenté en Israël.
Cependant, cette option pourrait affaiblir l'exécutif en cas de blocages, rappelant des grèves ministérielles passées.