🏛 Constantinople, décor monumental du cérémonial impérial
I. Introduction : les sources pour comprendre la vie impériale à Constantinople
La connaissance de la vie de cour à Constantinople repose essentiellement sur des sources textuelles, car l’archéologie offre peu d’éléments concrets, notamment pour des bâtiments comme le Grand Palais, difficile à reconstituer.
Les deux grandes sources textuelles :
- Les tactiques (ou tactica) :
- Ce sont des traités de préséance et de protocole datant surtout des IXe-Xe siècles.
- L’un des plus connus est celui de Philotée, un fonctionnaire impérial.
- Ces listes précisent l’ordre des dignitaires lors des cérémonies et banquets, pour éviter tout manquement jugé sacrilège.
- Le Livre des Cérémonies de Constantin VII Porphyrogénète :
- Constantin VII (empereur entre 913 et 959) est célèbre pour son goût du protocole.
- Son œuvre décrit en détail les rituels impériaux, les ambassades et les réceptions.
- Elle incorpore des archives anciennes (notamment de l’époque de Justinien Ier).
- Une nouvelle édition a été publiée en 2020 sous la direction de Gilbert Dagron et Bernard Flusin.
II. La présence impériale dans la ville
Une résidence impériale stable
- Depuis Constantin le Grand (IVe s.), les empereurs se fixent progressivement à Constantinople.
- C’est sous Théodose Ier (379–395) que cette fixation devient définitive.
- À partir du Ve siècle, l’empereur quitte rarement la capitale, sauf pour des séjours secondaires en Bithynie ou en cas de nécessité.
III. Le Grand Palais : un centre du pouvoir
Organisation du palais :
- Le Grand Palais est un complexe éclaté, évolutif, et non un bâtiment unifié.
- Il réunit des salles d’apparat, des logements privés, des ateliers, des bureaux, des archives, des jardins, etc.
- Il forme un espace autosuffisant, comparable à une « ville dans la ville ».
Quelques espaces emblématiques :
- La salle de la Maniore : salle d’apparat pour recevoir les ambassadeurs.
- Le Chrysotriclina (salle d’or) : utilisée pour la nomination des dignitaires et la distribution annuelle des salaires (la "roga").
- La Porphyra : salle au revêtement de marbre pourpre, réservée à l’accouchement des impératrices. Elle justifie le titre de "Porphyrogénète" (né dans la pourpre).
Églises palatiales :
- La Vierge du Phare et la Néa : abritaient des reliques insignes.
- Visitées par des personnages comme Antoine de Novgorod, qui en a laissé un inventaire précieux en 1200, juste avant la prise de la ville par les Latins.
Le palais des Blachernes :
- Résidence privilégiée à partir d’Alexis Ier Comnène (fin XIe s.).
- Situé au nord-ouest de la ville, plus sûr et plus agréable que le Grand Palais.
IV. L’entourage impérial
Deux hiérarchies coexistent :
- Les dignités : titres honorifiques viagers, attribués par diplôme impérial.
- Les charges (ou titres) : fonctions effectives, souvent temporaires, désignées oralement.
Les eunuques :
- Proches de l’empereur, souvent chefs de sa chambre privée.
- Ils assurent la sécurité physique de l’empereur et la gestion de sa domesticité.
- Certains titres leur sont réservés (ex. : Parakoimomène, qui dort à côté du souverain).
- Leur nombre est important : un texte arabe du Xe siècle parle de 5 000 eunuques dans le cortège impérial.
Les "hommes barbus" (non eunuques) :
- Ils détiennent les titres les plus élevés (César, noblesse, etc.).
- La seule dignité féminine propre est celle de "patricienne zostée".
V. Le cérémonial impérial : scènes de mise en majesté
L’Hippodrome :
- Lieu de rencontre ritualisée entre l’empereur et ses sujets.
- Inspiré du Circus Maximus de Rome, il pouvait accueillir des dizaines de milliers de personnes.
- La loge impériale (kathisma) permettait à l’empereur d’apparaître en majesté.
- L’hippodrome servait à la fois de lieu de divertissement, de communication politique et de rituels publics.
- Les factions (bleus, verts) structuraient la foule et pouvaient influencer la vie politique.
Le triomphe impérial :
- Hérité de la tradition romaine, le triomphe est une procession militaire dans la ville.
- Il met en scène la puissance impériale, avec cortèges, butin, prisonniers et acclamations populaires.
Exemple 1 : le triomphe de Bélisère (texte de Procope de Césarée)
- Après la victoire sur les Vandales, Bélisère défile dans Constantinople avec le roi Gélimère enchaîné.
- Le cortège passe par la Mésée et se termine à l’Hippodrome, devant l’empereur Justinien.
- Ce triomphe renoue avec la tradition antique tout en l’adaptant à l’époque byzantine.
Exemple 2 : le triomphe de Jean Tzimiskès (971)
- Après sa victoire sur les Bulgares, Jean Tzimiskès suit à cheval un char transportant une icône de la Vierge, symbole de victoire chrétienne.
- Il offre la couronne bulgare à Sainte-Sophie.
- L’image du triomphe est immortalisée dans une miniature du Scylitzès de Madrid.
Ces exemples illustrent l’évolution du triomphe : d’un rituel païen à une cérémonie chrétienne, centrée sur la gratitude envers Dieu.
VI. L’empereur face aux étrangers
- Les ambassadeurs et rois étrangers sont reçus au Grand Palais, dans la salle de la Maniore.
- Ils doivent se prosterner (faire la proskynèse) devant l’empereur.
- Des automates mécaniques (lions, oiseaux, etc.) sont activés pour impressionner les visiteurs.
- Le Grand Palais, ou parfois les Blachernes, sert aussi à montrer les reliques sacrées (croix, clous, couronne d’épines...).
Témoignage : Guillaume de Tyr (XIIe siècle)
- Il rapporte comment l’empereur Manuel Comnène montra au roi Amaury de Jérusalem les plus précieuses reliques du palais.
- Cela renforçait l’autorité spirituelle et politique de l’empereur byzantin.
Conclusion
La ville de Constantinople, avec ses rues, ses palais, ses forums, ses lieux sacrés, est entièrement pensée comme un théâtre du pouvoir impérial. L’empereur, bien que souvent caché derrière les murs du palais, se montre dans des rituels spectaculaires où l’image, le geste et le sacré construisent la légitimité de sa domination.
Cependant, seuls certains lieux comme l’Hippodrome, Sainte-Sophie ou les triomphes permettaient une rencontre avec le peuple. Le reste du temps, le souverain vivait entouré de ses dignitaires, eunuques, courtisans et proches, dans un monde très contrôlé et codifié.