I. L’évergétisme : un acte politique et moral
L’évergétisme repose tout d’abord sur une obligation morale, fortement intériorisée par les élites grecques. Les notables les plus riches, détenteurs du capital économique, sont soumis à une forme de pression collective qui les pousse à donner à la cité. Cette pression s’accompagne d’une dimension morale : la charité, le sentiment de devoir envers la communauté, l’émulation entre pairs… On attend du riche citoyen qu’il use de sa fortune non pour son seul bénéfice, mais au service du bien commun.
Ce phénomène prend une ampleur particulière au IIe siècle av. J.-C., époque durant laquelle émergent de grands bienfaiteurs bien insérés à la fois dans leur patrie et dans des réseaux plus larges, notamment diplomatiques ou commerciaux. Ces figures de l’évergétisme ne se confondent pas avec celles de la liturgie : contrairement à cette dernière, qui est un service civique obligatoire, l’évergétisme se présente comme volontaire — même si, en pratique, la frontière est souvent floue.
Enfin, l’évergétisme met en jeu une certaine forme de pouvoir. Celui qui donne à la cité devient un acteur central de la vie publique. Par ses dons, il se rend indispensable et gagne prestige, influence et parfois une autorité symbolique, qui vient renforcer les hiérarchies sociales et politiques en place.
II. Les formes de l’évergétisme
A. L’évergétisme financier
La forme la plus courante de l’évergétisme est financière. Les notables sont appelés à contribuer à des souscriptions pour financer des travaux publics ou répondre à des urgences financières. Dans les listes de souscripteurs, on met souvent en avant ceux qui ont donné le plus, soulignant l’émulation et la hiérarchie implicite entre bienfaiteurs.
Lorsque les souscriptions volontaires ne suffisent pas, la cité peut emprunter auprès d’un bienfaiteur, avec la promesse d’un remboursement. Ces dons concernent fréquemment des constructions publiques : gymnases, fontaines, remparts, édifices religieux ou espaces éducatifs. Le riche citoyen qui donne participe ainsi à l'embellissement et à la prospérité de sa cité, tout en s’assurant un prestige durable.
B. L’évergétisme dans d’autres domaines
Au-delà des finances, l’évergétisme touche aussi l’exercice de charges publiques : commandement militaire, ambassades, administration civique… Par exemple, des ambassadeurs usent de leur réseau pour obtenir des dons ou des privilèges auprès des rois hellénistiques. Ces dons peuvent prendre la forme de blé, d’exemptions fiscales ou de secours en période de crise.
C. L’évergétisme royal
L’évergétisme devient un instrument essentiel de la politique des rois hellénistiques. Comme le note Strabon dans son Géographie (Livre IX) : « Les rois persuadent par la bienfaisance, ils contraignent par la force. » Les rois, dotés de ressources considérables, distribuent argent, blé, terres ou privilèges fiscaux à des cités. Ces dons permettent d’obtenir fidélité et gratitude.
Les rois interviennent souvent dans un contexte d’urgence ou de reconstruction — par exemple, après le tremblement de terre de Rhodes. Les dons ont alors une finalité économique et stratégique : maintenir une activité, renforcer les liens avec les cités ou asseoir une domination symbolique. Cependant, une fois la dynastie installée durablement, ces dons tendent à diminuer. L’évergétisme royal révèle ainsi une relation inégalitaire : la cité reçoit, mais elle ne contrôle pas. Les rois, bien qu’extérieurs à la communauté civique, intègrent ses codes symboliques pour asseoir leur pouvoir.
III. Les honneurs accordés aux bienfaiteurs
A. Les honneurs aux citoyens
Le contre-don que reçoit un évergète prend la forme d’honneurs publics. Dans les petites communautés grecques, ces marques de reconnaissance suffisent à établir une notoriété durable. Il peut s’agir d’éloges publics, d’acclamations, de couronnes remises lors de concours, voire de statues honorifiques. Ces cérémonies ont souvent lieu dans des moments collectifs — concours, fêtes civiques — ce qui accentue la valeur symbolique du don.
Dans certains cas, les honneurs prennent un caractère extraordinaire : octroi de repas publics, place privilégiée au théâtre, alimentation gratuite pour les prytanies, voire fondation de fêtes ou d’institutions au nom du bienfaiteur. L’évergésie devient alors un moyen de graver son nom dans la mémoire civique.
B. Les honneurs aux étrangers
Des étrangers peuvent également recevoir le titre d’évergète ou de proxène, notamment lorsqu’ils ont servi la cité avec efficacité. Ce statut peut être héréditaire, renforçant les liens entre communautés. Les honneurs prennent souvent la forme de privilèges juridiques et fiscaux : droit de cité, droit de propriété, droit de se marier avec des citoyens, exemption de certaines taxes comme l’ateleia ou l’isotélie.
Ces mesures permettent d’établir des alliances durables, notamment dans un contexte de relations inter-cités ou avec des communautés marchandes.
C. Les honneurs aux rois
Les rois, bien que considérés comme donateurs étrangers à l’époque classique, accèdent à des honneurs de plus en plus élevés à l’époque hellénistique. Ils reçoivent des titres valorisants tels que euergetès ou sôtèr (sauveur), des statues équestres, et même des honneurs cultuels, jusqu’alors réservés aux héros ou aux dieux.
Certaines cités vont jusqu’à modifier leur calendrier pour honorer le roi, ou lui consacrer un sanctuaire (comme à Rhodes en 304). Le roi est alors assimilé aux dieux, dans une logique de culte royal qui brouille les frontières entre politique et religion. Le décret de Téos en 203, qui institue un culte pour Antiochos III et Laodice, en est une illustration : la cité reprend les codes de l’évergétisme pour mettre en scène sa dépendance, tout en conservant une façade d’autonomie symbolique.