Le fait des choses
Introduction
Le fait des choses a pour particularité qu’une chose soit à l’origine d’un dommage. Ce principe a connu plusieurs évolutions. En 1804, seuls deux articles du Code civil mentionnaient le fait des choses (concernant les animaux et les bâtiments en ruine). C’est la jurisprudence qui a progressivement développé un principe général en s’appuyant sur l’alinéa 1 de l’ancien article 1384.
Chapitre I : Le principe général
I. L’évolution de l’interprétation de l’article 1384 alinéa 1er
A. L’émergence de la théorie du risque
La théorie du risque a été développée par des auteurs comme Saleille et Josserand. Selon cette théorie, il était nécessaire d’instaurer un régime de responsabilité indépendante de toute faute, notamment en raison de l’industrialisation et du développement des machines. Ceux qui tirent profit d’une activité dangereuse doivent en assumer les risques (théorie du risque-profit).
La jurisprudence a progressivement intégré cette approche, allant parfois au-delà de la responsabilité pour faute, en s’appuyant sur les articles existants (comme ceux sur les bâtiments en ruine) pour combler le vide juridique.
B. L’arrêt Teffaine (16 juin 1896)
Dans cette affaire, une machine explose et cause un dommage. La victime engage une action en responsabilité civile sans pouvoir prouver de faute. La cour d’appel applique par analogie la responsabilité du propriétaire d’un bâtiment en ruine. La Cour de cassation valide la solution mais en modifiant le fondement juridique : elle se base sur l’alinéa 1 de l’article 1384.
Suite à cet arrêt, le législateur est intervenu pour encadrer la responsabilité du fait des choses :
- Loi du 9 avril 1898 : Instauration d’un régime spécifique pour les accidents du travail, soustrayant ces derniers au Code civil.
- Loi du 7 novembre 1922 : Création d’une responsabilité pour faute en matière de communication d’incendie.
Toutefois, la portée de l’arrêt Teffaine a été limitée par plusieurs décisions qui ont introduit des distinctions, notamment en fonction de la nature de la chose et du rôle de la faute.
C. L’arrêt Jand’Heur (février 1930)
Une fillette est renversée par un camion et ses parents poursuivent la société propriétaire du véhicule. Initialement, les juges s’appuient sur l’article 1382 (responsabilité pour faute). Cependant, la Cour de cassation consacre une nouvelle fois une responsabilité objective en invoquant l’article 1384 alinéa 1.
Cet arrêt établit que le gardien d’une chose ne peut s’exonérer qu’en prouvant un cas de force majeure ou une cause étrangère. Il pose ainsi le principe d’une présomption de responsabilité applicable à toutes les choses (sauf les animaux et les bâtiments en ruine, qui ont des régimes spécifiques).
Par la suite, le législateur a introduit d’autres régimes spécifiques comme ceux relatifs aux accidents de la circulation et aux produits défectueux.
II. Les conditions d’application de la disposition
A. La chose
Les juges ont adopté une définition large de la chose, incluant :
- Les biens mobiliers et immobiliers.
- Certains éléments immatériels comme le courant électrique, la vapeur.
- Les produits défectueux.
Toutefois, la chose doit être susceptible d’appropriation : il ne peut y avoir de responsabilité sans un gardien identifiable.
B. Le fait de la chose
1°) La chose instrument du dommage
Pour engager la responsabilité du gardien, la chose doit être la cause du dommage. Il faut établir un lien de causalité entre la chose et le préjudice subi.
La jurisprudence a précisé ce point à travers plusieurs décisions :
- Arrêt de 1971 : La Cour de cassation exige que la victime prouve que la chose a joué un rôle dans le dommage.
- Arrêt du 30 novembre 2023 : Même si la chose n’est qu’un facteur partiel du dommage, la responsabilité du gardien peut être engagée.
- Présomption de rôle actif : Lorsqu’une chose en mouvement entre en contact avec une victime, elle est présumée être la cause du dommage (exemple : chute d’un pot de fleurs).
2°) La chose inerte
Lorsque la chose est immobile, la question de son rôle dans le dommage est plus délicate.
La jurisprudence a établi plusieurs critères :
- Arrêt Dame Cadé (19 février 1941) : Un tuyau brûlant dans un établissement de bains ne joue pas un rôle actif dans le dommage ; le gardien est exonéré.
- Arrêt du 24 février 1941 : Une chaise pliante mal positionnée est considérée comme l’instrument du dommage.
Progressivement, la Cour de cassation a admis que des choses purement passives pouvaient être à l’origine d’un dommage (exemples : boîte aux lettres en 2001, baie vitrée en 2000). Cependant, elle est revenue à une approche plus stricte en 2002, exigeant un défaut de la chose pour engager la responsabilité du gardien.
En cas de fait de la victime, la responsabilité du gardien peut être atténuée ou exclue :
- Exonération partielle si la victime a contribué au dommage.
- Exonération totale si la victime est seule responsable.
C- La détermination du gardien
1°) Définition de la garde
a- L’arrêt Franck (arrêt fondamental)
L’arrêt Franck du 2 décembre 1941 est fondateur en matière de détermination du gardien d’une chose. Deux conceptions de la garde s’opposaient :
- Une approche fondée sur le pouvoir de droit, où le gardien serait le propriétaire ou le détenteur légal de la chose.
- Une approche fondée sur le pouvoir de fait, c’est-à-dire l’emprise matérielle exercée sur la chose.
Dans cette affaire, un véhicule appartenant à M. Franck a été volé, puis a causé un accident. La Cour de cassation a estimé que M. Franck, ayant perdu l’usage et le contrôle de son véhicule, ne pouvait être tenu pour responsable. Cet arrêt consacre une approche matérielle de la garde.
b- Le transfert de la garde
L’arrêt Franck soulève également la question du transfert de la garde. Un transfert peut être juridique (cession de droit) ou matériel (remise effective de la chose).
Le propriétaire est présumé gardien, mais peut s’exonérer en prouvant qu’il a transféré la garde. Toutefois, la jurisprudence montre qu’un transfert de courte durée n’est généralement pas suffisant (ex : prêt d’une tondeuse à un voisin). De plus, dans le cadre du travail, la garde d’un objet utilisé par un salarié reste en principe attribuée à l’employeur.
2°) Garde et discernement
La question du discernement se pose lorsqu’un individu n’a pas toutes ses facultés mentales :
- Arrêt Trichard (1964) : Une personne atteinte d’un trouble mental temporaire peut être gardienne d’une chose.
- Arrêt Gabillet (1984) : Un enfant en bas âge peut être gardien d’une chose, même sans discernement.
Cependant, certains arrêts plus récents prennent en compte l’absence de discernement, comme un arrêt de 2020 où un enfant ayant utilisé une arme trouvée chez un voisin n’a pas été reconnu gardien.
3°) Le caractère alternatif de la garde
a- Le principe
La garde a un caractère alternatif, c’est-à-dire qu’une seule personne est considérée comme gardienne à un instant donné.
Exemple : Arrêt du 11 juillet 2002, où deux enfants avaient mis le feu à une grange. La Cour de cassation a cassé la décision de la cour d’appel qui les avait déclarés tous deux gardiens, estimant qu’il fallait identifier un responsable unique.
b- Les limites (exceptions)
- La garde en commun :
- Lorsque plusieurs personnes ont un pouvoir de fait équivalent sur la chose et qu’il est impossible de désigner un gardien unique (ex : plusieurs chasseurs tirent simultanément sur une victime).
- La distinction entre garde de la structure et du comportement :
- Cette distinction concerne les objets dotés d’un dynamisme propre (explosifs, gaz sous pression, etc.).
- Arrêt de l’oxygène liquide (1956) : Un transporteur blessé par une bouteille d’oxygène en explosion. La Cour de cassation a retenu la responsabilité du fabricant, qui conservait la garde de la structure du produit, malgré la remise au transporteur.
- Arrêt Ricqlès (1975) : Une bouteille a explosé et blessé un individu. La société productrice a été reconnue responsable, car elle gardait le contrôle de la structure.
- Cette théorie a été appliquée en 2004, lorsqu’un plateau fixé à un échafaudage est tombé. Le responsable de l’échafaudage a été jugé gardien de la structure, et non l’utilisateur.
Aujourd’hui, ce type de contentieux est majoritairement traité sous l’angle de la responsabilité des produits défectueux, limitant ainsi l’application de cette distinction.
D - La responsabilité du gardien
La présomption qui pèse sur le gardien est une présomption de responsabilité. Dès que les conditions d’application du régime de responsabilité sont réunies, le gardien est présumé responsable sans qu’on s’attache à une quelconque faute qu’il aurait pu commettre. Ainsi, il ne peut pas s’exonérer en affirmant qu’il n’a pas commis de faute, il doit démontrer l’existence d’une cause étrangère.
1°) Force majeure, faute de la victime et fait du tiers
En matière de responsabilité du fait des choses, ces différentes causes étrangères peuvent exonérer le gardien. Par exemple, la jurisprudence du 19 juin 2005 rappelle que la force majeure permet une exonération du gardien.
La faute de la victime peut permettre une exonération du gardien si elle a contribué à son propre dommage. Avant la jurisprudence Desmares (1982), la faute de la victime pouvait entraîner une exonération partielle (si elle avait contribué à son propre dommage) ou totale (en cas de force majeure). L’arrêt Desmares, inspiré par la nécessité de légiférer sur les accidents de la route, a supprimé l’exonération partielle lorsque la faute de la victime ne constituait pas un cas de force majeure.
Le législateur est intervenu avec la loi du 5 juillet 1985, instaurant un droit à indemnisation pour les victimes d’accidents de la circulation impliquant un véhicule terrestre à moteur. La faute de la victime ne peut exonérer le conducteur que si elle est particulièrement grave et inexcusable. Dès 1987, la Cour de cassation est revenue sur la jurisprudence Desmares et a rétabli l’exonération partielle.
- Exemple d’exonération partielle : arrêt du 8 mars 1995, un homme s’assoit sur une chaise fragile sans vérifier sa solidité. Le gardien de la chaise est responsable, mais la faute de la victime est également retenue.
- Exemple de force majeure : arrêt de 1996, une personne renversée par un tramway alors qu’elle traversait imprudemment.
- Arrêt du 7 avril 2022 : une personne assise sur le rebord d’une fenêtre tombe et décède. La Cour de cassation estime que l’imprudence de la victime n’était pas la cause exclusive du dommage et que la responsabilité du gardien pouvait être engagée.
2°) L’acceptation des risques par la victime
L’acceptation des risques par la victime peut diminuer ou supprimer son indemnisation, notamment dans le cadre des activités sportives. La jurisprudence traditionnelle admettait cette exonération sous certaines conditions : la pratique devait être sportive, en compétition et le risque devait être normal.
Cependant, la jurisprudence a évolué avec un arrêt du 4 novembre 2010, rejetant l’acceptation des risques en matière de responsabilité du fait des choses. Le législateur est intervenu en 2012 et 2016 pour distinguer entre dommages matériels (où la responsabilité pour faute s’applique) et dommages corporels (où la responsabilité du fait des choses s’impose, sans prise en compte de l’acceptation des risques).
- Exemple : arrêt de 2015 : un motard devient handicapé après une chute en course. L’acceptation des risques n’a pas été retenue.
Chapitre II - Régimes spéciaux
Ces régimes spéciaux, prévus depuis le Code civil de 1804, concernent la responsabilité du fait des animaux et des bâtiments en ruine.
I - La responsabilité du fait des animaux
L’article 1243 du Code civil prévoit que le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, est responsable des dommages causés par l’animal, qu’il soit sous sa garde ou échappé. Cette responsabilité est sans faute : le propriétaire ne peut s’exonérer en prouvant qu’il n’a commis aucune faute.
Il est possible de prouver un transfert de garde, notamment en cas de vente de l’animal (arrêt de février 1966). Toutefois, la jurisprudence tend à retenir la responsabilité du propriétaire.
- Exemple : arrêt du 21 mai 2015 : une fille tombe d’un poney, mais le propriétaire reste responsable car elle n’a pas eu le temps de devenir gardienne.
- Exemple : arrêt de 2020 : lors d’une manifestation taurine, un cheval blesse un manifestant. Le propriétaire est jugé responsable, et non l’organisateur.
Cela interroge sur le statut juridique des animaux. Depuis la loi du 16 décembre 2015, ils sont reconnus comme des êtres doués de sensibilité (article 515-14 du Code civil), bien que le régime de responsabilité les considère encore comme des choses.
II - La responsabilité du fait des bâtiments
Cette responsabilité concerne les bâtiments en ruine et repose sur l’article 1244 du Code civil.
1) Conditions d’application
Ce régime s’applique aux immeubles artificiels et exclut les immeubles naturels. Il concerne la ruine du bâtiment lui-même ou de ses éléments intégrés. La ruine doit résulter d’un défaut d’entretien ou d’un vice de construction.
2) Évolution jurisprudentielle
La jurisprudence a longtemps imposé à la victime de prouver que la ruine était due à un défaut d’entretien ou à un vice de construction.
Cependant, l’arrêt du 23 mars 2000 a permis à la victime d’agir contre un gardien non propriétaire sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. La Cour de cassation a ensuite adopté une interprétation plus restrictive de la ruine (arrêt du 2 février 2017).
Ainsi, trois options s’offrent à la victime :
- Si le dommage résulte d’une ruine due à un défaut d’entretien ou vice de construction, elle doit agir sur le fondement de l’article 1244.
- Si le dommage n’est pas lié à une ruine, elle peut invoquer la responsabilité du fait des choses (article 1242 alinéa 1).
- Si un gardien non propriétaire est impliqué, la victime peut agir contre lui ou contre le propriétaire.
Exemples jurisprudentiels
- Civ 2e, 17 février 2005 : un homme tombe d’un balcon infesté d’insectes. La responsabilité du propriétaire est retenue en raison du défaut d’entretien.
- Civ 2e, 15 septembre 2022 : un locataire en défaut de paiement se blesse en tombant d’une fenêtre. La responsabilité du propriétaire est maintenue malgré l’absence d’expulsion.