Dominique Turpin analyse l’évolution de la notion juridique de personne, montrant qu’elle s’élargit à la fois matériellement (à des entités non humaines) et temporellement (du début à la fin de la vie). Cette notion n’est pas naturelle mais socialement construite : elle reflète les valeurs et besoins d’une époque.
Sur le plan matériel, le droit tend à reconnaître une certaine personnalité aux animaux et à la nature. En France, la réforme du 16 février 2015 qualifie les animaux d’« êtres vivants doués de sensibilité », rompant avec leur ancien statut de choses. D’autres pays vont plus loin, attribuant une personnalité juridique à des éléments naturels (fleuves, forêts). Ces évolutions, inspirées par l’écologie profonde, les traditions autochtones et la défense de la « Terre mère », traduisent une tension entre une humanisation du non-humain et la prudence juridique pour préserver la cohérence du droit.
Sur le plan temporel, le débat porte sur le statut de l’embryon et la fin de vie. En Europe, aucune définition uniforme de l’embryon n’existe : la CJUE adopte une vision large pour protéger la dignité humaine, tandis que la CEDH laisse chaque État libre de fixer le début du droit à la vie. En France, l’embryon est considéré comme une « personne humaine potentielle », digne de protection mais sans personnalité juridique complète. Reconnaître l’embryon comme une personne ferait de l’avortement un homicide, ce que le droit évite. Le législateur préfère déterminer comment traiter l’embryon plutôt que de définir ce qu’il est.
Au total, la personnalité juridique est une fiction pratique, une reconnaissance accordée par le droit selon les valeurs sociales du moment, et non une donnée absolue ou métaphysique.
Emmanuel de Vaujagny s’interroge sur la capacité du droit à évoluer face aux transformations sociales et scientifiques qui redéfinissent la notion de personne. Il remarque que le droit reste profondément attaché à ses distinctions traditionnelles, notamment celle du sexe masculin et féminin, car elles assurent la cohérence de tout le système juridique. L’affaire du « sexe neutre », rejetée par la Cour de cassation en 2017, illustre cette résistance : malgré la reconnaissance médicale de l’intersexualité, le droit n’admet que deux catégories, homme ou femme.
Cette décision prolonge une logique ancienne, héritée du Code civil de 1804, où la binarité sexuelle structure l’ensemble du droit civil et familial. Pourtant, dès la fin du XIXᵉ siècle, des voix comme celle du médecin Alexandre Lacassagne proposaient de reconnaître un troisième sexe, sans jamais obtenir de reconnaissance légale.
Vaujagny montre ici un dilemme profond : adapter le droit à la réalité humaine contemporaine risquerait d’en ébranler la structure symbolique. Pour lui, le droit ne cherche pas à refléter la vérité biologique ou sociale, mais à maintenir un ordre cohérent et stable. Cette exigence de cohérence explique sa lenteur à changer, mais aussi sa fragilité dès qu’un de ses fondements est remis en cause.
En somme, les catégories juridiques apparaissent comme des conventions intellectuelles, utiles à l’organisation du monde, mais éloignées de sa complexité réelle.
Jean-Pierre Marguénaud et Xavier Perrot expliquent que le droit animalier, longtemps marginal, occupe désormais une place centrale dans la réflexion juridique. Les animaux sont reconnus comme des êtres vivants doués de sensibilité dans plusieurs codes – rural, pénal et environnemental –, mais demeurent juridiquement des biens. Cette contradiction révèle une tension entre le statut symbolique de l’animal et son traitement légal.
Les auteurs montrent que cette transformation remet en question la frontière historique entre la personne et la chose, fondement essentiel du droit civil. En reconnaissant à l’animal une sensibilité, le législateur ouvre la voie à une évolution conceptuelle majeure, susceptible d’amener un jour à sa personnalité juridique.
Le droit animalier influence déjà des domaines fondamentaux, comme le droit des biens et la responsabilité civile, en imposant de nouveaux devoirs à l’homme envers l’animal. Il traduit une prise de conscience collective autour du respect du vivant et inspire une réévaluation des valeurs humanistes traditionnelles.
Pour Marguénaud et Perrot, il ne s’agit plus seulement de protéger l’animal par compassion, mais de repenser le droit lui-même, en l’adaptant à un monde où la frontière entre sujet et objet devient floue. Ainsi, le droit animalier, jadis anecdotique, devient un instrument de mutation éthique et philosophique du système juridique tout entier.