1. Les grandes injonctions philosophiques
a) « Connais-toi toi-même » – Socrate / Delphes
- Inscription gravée au temple d’Apollon à Delphes → devise reprise par Socrate.
- Double sens relevé par Jean-Pierre Vernant :
- Se connaître comme personne singulière (identité personnelle).
- Se connaître comme être humain (identité générique).
- Socrate y voit une exigence morale : reconnaître son ignorance pour progresser vers la sagesse.
À retenir : Se connaître, c’est d’abord admettre qu’on ne se connaît pas.
b) « Deviens ce que tu es » – Nietzsche / Pindare
- Formule paradoxale : comment devenir ce que je suis si je ne le suis pas encore ?
- Elle renvoie à une dynamique de réalisation de soi : l’identité n’est pas donnée, mais à construire.
- Pour Nietzsche, il ne s’agit pas d’introspection, mais d’un travail créateur sur soi, d’un dépassement.
« Deviens ce que tu es » = accomplis ton essence en acte (influence d’Aristote).
2. De l’introspection à la connaissance de soi
a) Le flux du vécu (Héraclite)
- « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » → tout change, tout s’écoule.
- Le moi n’est pas fixe : notre vie intérieure est un mouvement continu de perceptions et d’émotions.
- Problème : comment fixer une identité stable dans ce flux ?
b) Descartes et la certitude du « Je pense »
- Par le doute méthodique, Descartes rejette toutes les opinions incertaines.
- Trouve un point fixe : cogito ergo sum → « Je pense, donc je suis ».
- Connaissance certaine de soi comme être pensant, mais pas encore comme individu concret.
- Dans les Méditations métaphysiques : le « je » est une substance pensante, une chose qui doute, affirme, nie, veut, imagine…
Limite : Descartes fonde la certitude de soi, mais non la connaissance de sa personnalité psychologique.
c) Pascal : le « je » et le « moi »
- Distinction entre identité générique (« que suis-je ? » → un être pensant) et identité personnelle (« qui suis-je ? » → un moi singulier).
- Le « moi » n’est pas une substance fixe, mais un ensemble changeant de qualités et d’états.
- Exemple : humeur, position sociale, émotions → le moi est instable et multiple.
Pascal : « Le moi est haïssable » → il n’est pas essence mais apparence.
3. Les trois formes de connaissance de soi
a) Introspection (observation réflexive interne)
- Retour de la pensée sur elle-même : observer ses pensées, émotions, désirs.
- Limite soulignée par Hume : en cherchant le « moi », je ne trouve qu’un faisceau de perceptions (chaleur, peur, joie…).
- Donc, il n’y a pas d’essence fixe du moi, seulement un ensemble de contenus mentaux.
Hume : « Je ne perçois jamais ce moi sans perception ».
Cette critique ouvre la voie à l’idée d’un inconscient (Freud), c’est-à-dire un moi partiellement inconnu de lui-même.
b) Observation réflexive externe (le monde et l’action)
- Nous nous connaissons aussi par nos actions et nos œuvres.
- Exemple : un artiste se découvre dans son art, un sportif dans sa performance.
- La relation au monde extérieur devient miroir du moi.
Ce n’est pas seulement notre image qui nous reflète, mais ce que nous faisons et créons.
c) Observation réflexive externe par autrui
- Autrui joue un rôle essentiel dans la connaissance de soi.
- Aristote : « Percevoir son ami, c’est d’une certaine façon se percevoir soi-même ».
- Platon (Alcibiade) : pour se connaître, il faut se regarder dans l’âme d’autrui, comme dans un miroir.
- Sartre : « Le regard d’autrui me fait exister comme objet » → parfois source d’angoisse (« l’enfer, c’est les autres »), mais aussi moyen de connaissance.
Autrui me révèle ce que je suis, parfois mieux que moi-même.
4. Conscience, mémoire et identité
a) La conscience compose l’identité
- Être conscient de ses pensées, actions, souvenirs = se reconnaître comme le même à travers le temps.
- Exemple : dans une journée pleine d’états différents, c’est toujours le même “je” qui demeure.
- Mémoire = continuité du moi → permet la permanence du sujet malgré le changement.
Sans mémoire, pas d’identité (exemple : les amnésiques perdent la continuité du “je”).
b) Le récit de soi (Paul Ricœur)
- Le récit structure la vie en donnant une cohérence à nos expériences.
- L’identité est une interprétation narrative : je deviens celui que je raconte être.
- Ricœur parle d’intrigue : la trame qui relie les événements entre eux, leur donne un sens.
« La connaissance de soi est une interprétation de soi » (Ricœur).
- En psychologie, ce récit est lié à la résilience : reconstruire un sens après les épreuves
5. Les trois composantes de l’identité selon Ricœur
a) Identité-idem
- Ce qui reste identique : le caractère, les habitudes, les traits constants.
- Correspond à la dimension psychologique et sociale du moi.
- Exemples : tempérament, valeurs, façon de parler, habitudes de vie.
b) Identité-ipse
- Le maintien de soi dans le temps : fidélité à la parole donnée, promesse tenue.
- Elle renvoie à la dimension morale : garder sa parole malgré le changement.
-
Ricœur : « Tenir promesse, c’est nier le changement. »
c) Identité narrative
- L’identité se construit dans et par le récit.
- Se connaître, c’est raconter sa vie avec cohérence (passé-présent-futur).
- Cette identité évolue : elle se réécrit constamment au fil de nos expériences.
La littérature et la fiction nourrissent notre propre récit de soi : en lisant des histoires, on apprend à se raconter soi-même.
6. Conclusion générale
- Se connaître soi-même = tâche à la fois nécessaire et impossible à achever.
- Trois dimensions principales :
- Réflexive → conscience de soi (Descartes, Hume).
- Interpersonnelle → regard d’autrui (Platon, Sartre).
- Narrative → construction identitaire (Ricœur).
- Le moi n’est pas une substance fixe, mais une histoire vivante, en devenir.
Résumé clé :
Se connaître, ce n’est pas trouver une essence immobile, mais comprendre le mouvement qui nous relie à nous-mêmes, aux autres et au temps.